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Blood Freak

(1ère publication de cette chronique : 2005)
Blood Freak

Titre original : Blood Freak

Titre(s) alternatif(s) :Blood Freaks, Drogue Story

Réalisateur(s) :Steve Hawkes & Brad F. Grinter

Année : 1972

Nationalité : Etats-Unis

Durée : 1h26

Genre : Fume, c’est du dindon !

Acteurs principaux :Steve Hawkes, Dana Cullivan, Heather Hughes, Bob Currier

Nikita
NOTE
5/ 5

Connaissez-vous l’angoisse de la page blanche ? C’est celle du romancier avant la rédaction de son nouveau chef-d’œuvre, de l’étudiant devant sa copie d’examen, du critique de cinéma chargé de dire du bien d’un film de Jean-Luc Godard. C’est aussi celle du chroniqueur nanar devant un morceau dont l’intensité lui semble aller au-delà de sa compétence. Il est des œuvres qui transcendent le jugement des simples mortels, et ce classique de 1972 est de celles-là. « Blood Freak », c’est plus fort que toi !

Film culte aux Etats-Unis et bizarrement ignoré en France, « Blood Freak » est sans doute ce qui peut se faire de plus, heu… déconcertant en matière de films d’horreur. Un mélange insane de fumisteries philosophiques à la sauce religieuse, de gore anémique, de craignos monster et de message anti-drogue. Comme dans « Ulysse » de Joyce, il y a de tout dans « Blood Freak », et cette richesse conceptuelle fait qu’on n’y comprend goutte !


Une VHS américaine.


« Blood Freak » (je ne me lasse pas de répéter ce titre, tant il est porteur d’émotion pour moi) a été filmé au début des années 1970, et il convient de dire que cela se voit dans le look des acteurs, leurs tenues vestimentaires, mais aussi dans une sorte de rugosité poisseuse de la mise en scène et de la photo, qui donne plus d’une fois l’impression d’être l’œuvre de dilettantes sous l’emprise de stupéfiants… ce qui était peut-être bien le cas. Les circonstances du tournage de ce film sont aussi particulières que le produit fini : « Blood Freak » est en effet l’œuvre de Steve Hawkes, scénariste, producteur, co-réalisateur et acteur principal. Ce nageur, admirateur de Johnny Weissmuller, avait déjà promené sa carrure d’athlète et son étonnante absence de charisme dans des sous-Tarzan produits en Espagne. Ayant subi de méchantes brûlures lors d’un accident (on voit d’ailleurs ses cicatrices lors d’une scène), Hawkes avait besoin d’argent pour financer ses soins médicaux. Notre homme se livra alors à un pari audacieux et risqua son argent dans la production d’un film à petit budget afin de récolter quelques bénéfices. Précisons tout de suite que, malgré un tournage mouvementé qui risqua l’interruption, l’histoire se termina bien, puisque Hawkes tira personnellement 140 000 dollars des ventes de son film. Ce qui nous prouve une fois de plus que les entreprises les plus improbables peuvent être bénéficiaires… Mais assez parlé du tournage, et penchons-nous hardiment sur le plat de résistance : l’étude de l’œuvre proprement dite.


Le narrateur omniscient.


« Blood Freak » s’ouvre sur l’intervention d’un énigmatique narrateur moustachu, incarné par Brad F. Grinter, co-réalisateur du film avec Steve Hawkes. Maître Grinter, par l’opium inspiré, nous tient à peu près ce langage : « Nous vivons dans un monde sujet à de constants changements. Chaque seconde de chaque minute de chaque heure, il y a des changements. Ces changements peuvent paraître invisibles et ce, parce que notre perception est limitée. Par exemple, comment des choses que nous disons et nous faisons, toutes ces choses affectent nos vies. En fait, il semble probable qu’un ordre fantastique régisse tout cela. Quand et comment nous rencontrerons une personne qui deviendra un Catholique, ou qui nous conduira vers l’un d’eux. Qu’est-ce qu’un Catholique ? Hé bien, dans ce cas, un Catholique est une personne qui amènera des changements. Ils peuvent être bons ou mauvais, mais il y en aura, c’est sûr. Vous pouvez en rencontrer n’importe où, dans votre vie de tous les jours, dans un supermarché, drugstore, n’importe où. Même en roulant sur l’autoroute. Une belle fille avec un problème : qui résisterait ? Certainement pas Richard. » (Texte de la version française, reporté dans son intégralité)


Vincent Price sous tarpé ?


Le pire est encore à venir, car ce baragouin, qui se rapprocherait presque du discours sur le karma dans « Eaux Sauvages », résume à peu près la teneur du film : nous allons voir un récit aux ambitions philosophiques, sans queue ni tête ni logique, soutenu par une réalisation parmi les pires de tous les temps, filmé par un parkinsonien et monté par un sadique à la tronçonneuse, l’incompétence technique étant à la hauteur du pataquès conceptuel.




Mais le récit de « Blood Freak », quoi-t’est-ce ? Hé bien, comme l’ont compris ceux qui ont suivi le discours d’introduction jusqu’à la fin, nous allons faire la connaissance d’un certain Richard (Herschell dans la VO), vétéran du Vietnam fraîchement retourné aux USA et à la recherche d’un emploi. Interprété par Steve Hawkes en personne, Richard est né pour être sauvage, comme l’indiquent ses rouflaquettes et sa grosse moto. Il va faire la connaissance d’une jeune fille amatrice de pétards corsés et d’un clergyman qui, après un petit sermon sur la Bible, va le pistonner pour un job.






Faisons une petite pause dans le récit pour préciser que « Blood Freak » (ce titre me met en joie, je vais l’imprimer sur mon T-shirt) est un film A VOIR ABSOLUMENT EN VF ! Les copies du film en VHS françaises ont beau être rares et moins facilement trouvables que les DVD américains, vous ne devez aucunement renoncer à vous procurer cette merveille ! Car sachez-le, braves gens, la VF de ce film est la pire de tous les temps, et je pèse mes mots : à côté, celle de « La Vengeance », c’est de la GNOGNOTTE ! Visiblement, la chose a été doublée par le distributeur vidéo lui-même, sa copine et son beau-frère alcoolique, chacun se relayant pour interpréter tous les personnages du film, en essayant péniblement de déguiser sa voix par des intonations outrancières ou par une absence complète d’intonations. Le résultat est un véritable cataclysme sonore, qui magnifie les prestations d’acteurs tous uniformément lamentables, et contribue à transformer en chef-d’œuvre dadaïste ce qui était déjà une apothéose de non-cinéma !




Les dindons de la mort !


Richard va donc trouver un travail, au sein d’un élevage de dindons un peu particulier. Les animaux servent en effet à des scientifiques à tester des produits expérimentaux et notre héros va être payé pour manger les animaux afin de vérifier les effets desdits produits, les savants lui promettant en outre de payer « les suppléments des extras » en produits stupéfiants.




Les scientifiques.


Etre payé pour bouffer du dindon rempli de substances nocives en se faisant rémunérer ses heures sup’ en rails de coke est certes une perspective professionnelle exaltante, mais « Blood Freak » ne s’arrête pas à ces considérations sociologiques : car Richard est en effet un TOXICOMANE ! Notre malheureux héros est en outre encouragé dans son vice par sa copine, qui lui fait fumer des tarpés au bord de sa piscine. L’enfer de la dépravation !




Eternelle tentatrice, la femme détourne l’homme du droit chemin et le conduit à des turpitudes hallucinantes, comme de glousser comme un crétin au bord de l’eau.



Et ce qui devait arriver arrive : le mélange des drogues et des produits expérimentaux provoque en Richard une réaction en chaîne qui transforme notre ami en terrifiant HOMME-DINDON ! S’exprimant par des « glou-glou » à fendre l’âme, Richard va désormais semer la terreur, car il doit se nourrir du sang des toxicomanes pour survivre ! Vont s’ensuivre des scènes horrifiques toutes plus magnifiquement ratées les unes que les autres, à base d’hectolitres de ketchup et d’effets spéciaux bricolés par le menuisier du coin.








Richard se venge du dealer responsable de son état : effets gore en perspective !







Bon, ben on fait avec les moyens du bord, quoi…


Voir Steve Hawkes se balader avec, sur la tête, son grotesque masque d’homme-dindon est déjà en soit une vision inqualifiable, mais cela ne serait encore rien sans la forme du film qui, il faut le souligner, sublime son fond avec une intensité rarement atteinte. Les dialogues français atteignent des sommets de comique : « Mais que vont dire nos enfants, si leur père a une tête pareille ? » sanglote la copine de Richard, « Et… et s’ils ressemblent à leur père ?? ». « C’est pas tant son apparence… c’est sa tête ! » déclare, à propos de l’état de Richard, l’un des copains hippies mis dans la confidence. On nage dans un surréalisme total, que le doublage français, on ne le soulignera jamais assez, élève à une magnitude rarement atteinte. Le montage à la serpe et une mise en scène que l’on hésitera à qualifier d’approximative tant le mot paraît faible, contribuent à donner au film l’allure d’un trip suscité par un acide de mauvaise qualité qui provoquerait des hallucinations nanardes !






Mis au courant du drame, les chouettes copains de l’amie du héros se dépêchent de tirer une taffe pour en parler.


Si l’esthétique hallucinatoire est somme toute assez adaptée à un drame de la drogue (car c’en est un, si si…), l’originalité profonde de « Blood Freak » tient aux irruptions régulières d’un discours religieux particulièrement fumeux. Ce film est en fin de compte un exemple pour ainsi dire unique de film d’horreur nanar couplé à un pamphlet religieux anti-drogue, dont on pourrait résumer ainsi le message : « Jésus, c’est bien ; la drogue, c’est de la merde, ça vous transforme en dindons ! »


La difficulté va être de survivre à Thanksgiving et Noël.


Quant à Steve Hawkes, il réalisa un autre film avant de se retirer du cinéma et d’ouvrir une ménagerie – hélas, pas un élevage de dindons – en Californie.


"Un dernier mot Richard ?
- Glou Glou Glou..."


Nanti d’une des fins les plus débiles de tous les temps, « Blood Freak » est une sorte de descente hallucinée dans les abysses du néant cinématographique, à réhabiliter d’emblée le talent d’Ed Wood ou la rigueur narrative de Godfrey Ho. Spectacle intense, à la limite de l’indécence, ce film est à redécouvrir d’urgence par tous les amateurs de curiosités 1970, de pétards, de série Z californiennes et de viande de dindon. A regarder avec prudence, et en vous soutenant entre amis, tant le choc est rude et peut provoquer l’effondrement mental du nanardeur débutant. C’est du brutal mais c’est du bon !


Au mois de mai 2023, nous avons eu l'occasion d'échanger avec Patrice Juiff, comédien qui a travaillé dans sa jeunesse sur l'adaptation française de Blood Freak. Il a gentiment accepté de partager avec nous ses souvenirs de cette expérience.



Blood Freak date de 1972 mais vous n'avez que 58 ans : on en déduit que vous avez travaillé sur le doublage français pour l'édition VHS sortie dans les années 1980, c'est bien ça ?

Effectivement c'était un doublage pour l'édition VHS. C'était en 85 ou 86, et j'avais donc 21 ou 22 ans. Nous étions une troupe de théâtre basée à Mantes-la Jolie. Et je ne sais plus trop comment mais on a été contactés par une boîte de production vidéo, dont les locaux étaient une vieille ferme perdue dans la campagne normande. Au début nous avons doublé à la chaîne des films pornos soft américains dans une grange, en hiver, où il ne devait pas faire plus de quelques degrés. C'était vraiment "underground" mais nous rigolions beaucoup. Et puis on est "montés en grade", et les producteurs nous ont fait travailler sur du film de genre... dont ce summum du nanar qu'est Blood Freak.

J'étais alors un tout jeune acteur de théâtre, et je n'avais jamais fait de doublage auparavant. Nous n'étions pas trop mal payés en tous cas, ce qui nous permettait de mettre un soupçon de beurre dans les épinards... Par la suite, avec cette boîte de production, j'ai pu quand même doubler la voix de Julian Sands dans Gothic, un film de Ken Russell. Ma carrière de doubleur s'est ensuite arrêtée et je n'ai plus jamais eu de nouvelles de cette boîte de production un peu bizarre tout de même.

L'éditeur de l'édition VHS française de Blood Freak s'appelait AVL Production, ils ont également distribué un film de bikers nommé Barrow Street alias Devil Rider, du même réalisateur que Blood Freak, et avec un doublage au diapason...

Le nom me dit rien. Je pense que la boîte était une boîte de doublage et qu'ils dupliquaient les vidéos.



Est-ce que vous vous souvenez à peu près du nombre de doubleurs et de jours de travail pour un film érotique, pour un film comme Blood Freak ou pour un film un peu plus prestigieux comme Gothic ?

Pour les films X on en doublait parfois 3 ou 4 par séance vu le peu de dialogues...! Pour Blood Freak c'était sans doute une journée. Et Gothic deux jours maxi. Quant au nombre de doubleurs, on était 5 ou 6 et chacun faisait plusieurs rôles...

Blood Freak est vraiment très particulier, avec son personnage principal qui fume de la marijuana contaminée et se transforme en homme-dindon mutant, son discours religieux moralisateur et son premier degré inébranlable. Dans quel état d'esprit est-ce que vos collègues et vous avez appréhendé une œuvre pareille ?

Je vous avoue qu'on était surtout hallucinés par le film lui-même. A la fois parce qu'on le trouvait vraiment mauvais cinématographiquement, mais aussi par sa liberté de ton. Il fallait quand même oser l'ensemble. On a beaucoup ri en le doublant. C'est vrai qu'on est très mauvais, mais le jeu des acteurs n'était pas très porteur non plus. Et puis je crois me souvenir qu'il n'y avait pas de bande défilante et qu'on faisait tout à l'oeil, en lisant les dialogues sur papier. Tout ça en peu de temps bien sûr.

- Nikita -
Moyenne : 4.52 / 5
Nikita
NOTE
5/ 5
Kobal
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MrKlaus
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Drexl
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John Nada
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4.5/ 5
Jack Tillman
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5/ 5

Cote de rareté - 2/ Trouvable

Barème de notation


Il aura fallu attendre fin 2017 pour voir "Crocofilm" nous proposer le film en DVD dans sa "collection interdite". Auparavant, le film a connu au moins deux éditions vidéo françaises, sous les titres de « Blood Freaks » (pourquoi ce pluriel, d’ailleurs, puisqu’il est tout seul ?) chez "AVL Production" et « Drogue Story » (ce second titre occultant complètement l'aspect "film d'horreur") chez "Colombus", grands apôtres des jaquettes portnawakesques.

La VHS française de chez AVL, dont le visuel est piqué à l'une des éditions vidéo de « Chasseurs d'Hommes ».



Les Américains de "Something Weird Video", soucieux de leur patrimoine, en ont fourni une réédition DVD avec 2 heures de bonus en tous genres, facilement trouvable en ligne mais, hélas, sans la fabuleuse V.F.

Bonus

Une approche philosophique de cette oeuvre aussi renversante qu'essentielle qu'est Blood Freak nous a été proposée par le forumeur Kevo42. Elle permettra au cinéphage curieux séduit par le charme vénéneux de ce film d'appréhender de façon approfondie les thématiques du syncrétisme religieux, du libre arbitre et des hommes-dindons mutants.




Qu’est-ce que la vie ? Un délire

Qu’est-ce donc la vie ? Une illusion,

Une ombre, une fiction ;

Le plus grand bien est peu de chose,

Car toute la vie n’est qu’un songe,

Et les songes rien que des songes


Sigismond, dans La vie est un songe, deuxième journée, v.2288 à 2293, de Calderòn.

Après que j’aie mangé cette dinde, j’étais vraiment aux enfers

Richard, dans Blood Freak, 1h04, de Steve Hawkes & Brad F. Grinter.

Blood Freak ou la liberté de changer : une approche syncrétique des différents courants du catholicisme



Cet article n’a pas vocation à revenir sur le potentiel nanar de Blood Freak, reconnu universellement, et qui a été parfaitement décrit par l'auteur de la chronique, Nikita. Il est là pour éclaircir quelques points de doctrine religieuse au cœur de l’histoire, et qui si elles ont été mentionnées dans la chronique (« mélange insane de fumisteries philosophiques à la sauce religieuse » ; « baragouin » ; « récit aux ambitions philosophiques, sans queue ni tête ni logique » ; « pamphlet religieux anti-drogue »), n’ont pas été clairement explicitées.

Car si Blood Freak se distingue du tout venant du nanar, ce n’est pas seulement par son rythme hypnotique, par sa réalisation kaléidoscopique, ni même par son doublage indicible, mais bien parce qu’il trouve son sens dans son interrogation du religieux. Si nous voulons trouver cette fameuse cohérence cherchée en vain dans la chronique, c’est là qu’il faut chercher.

Dieu est l’Alpha et l’Oméga de ce film, qui commence par la question « qu’est-ce qu’un catholique ? » et se termine en prière. Car c’est la foi qui libèrera l’homme-dindon (fine métaphore de l’addiction) de la drogue, via un chemin de croix commençant par Montaigne et s’achevant sur Pascal, où le spectateur sera confronté aux thèmes du changement, de la liberté, pour arriver à la question de la liberté de changer.

Du changement ou qu’est-ce qu’un catholique ?



Au commencement étaient un homme, une moustache, une cigarette et une feuille sur laquelle est inscrit un énigmatique monologue :


C'est bon, je suis pris pour Direct 8 ?



« Nous vivons dans un monde sujet à de constants changements. Chaque seconde de chaque minute de chaque heure, il y a des changements. Ces changements peuvent paraître invisibles et ce, parce que notre perception est limitée. Par exemple, comment des choses que nous disons et nous faisons, toutes ces choses affectent nos vies. »

Le début de ce texte rappellera certainement des choses aux plus lettrés d’entre-vous, car comment ne pas y retrouver une allusion au célèbre texte de Montaigne situé au début du Chapitre II du livre III des essais, intitulé Du repentir ?

« Le monde n'est qu'une branloire pérenne : Toutes choses y branlent sans cesse, la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d'Egypte : et du branle public, et du leur. La constance même n'est autre chose qu'un branle plus languissant. »

Voilà qui n’est pas très catholique : si Dieu a créé le monde, comment affirmer que les choses puissent constamment être en changement ?

Mais d’abord, pourquoi parler du changement ? Si on regarde les exemples, on peut voir que les visées ne sont pas les mêmes : l’homme à la cigarette parle « des choses que nous disons et faisons », Montaigne parle « de la terre, des rochers du Caucase, des pyramides d’Egypte », soit d’un côté un changement évident, causé par l’homme, et d’un autre côté un changement invisible, lié au monde minéral.

Montaigne veut montrer que tout change même ce qui n’en a pas l’air. Il lui est donc impossible de faire un portrait définitif de lui-même, ou de soutenir des thèses qui pourraient être constamment vraies, d’où les multiples changements effectués sur les Essais pendant les nombreuses années de leur rédaction :

« Je ne peins pas l'être, je peins le passage : non un passage d'âge en autre, ou comme dit le peuple, de sept en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute. Il faut accommoder mon histoire à l'heure. Je pourrais tantôt changer, non de fortune seulement, mais aussi d'intention : C'est un contrerolle de divers et muables accidents, et d'imaginations irrésolues, et quand il y eschet, contraires : soit que je sois autre moi-même, soit que je saisisse les sujets, par autres circonstances, et considérations. Tant y a que je me contredis bien à l'aventure, mais la vérité, comme disait Demades, je ne la contredis point. »

Si Montaigne pose une question épistémologique, le moustachu pose une question morale : « qu’est-ce qu’un catholique ? » Réponse : celui qui provoque le changement, agent de la volonté divine : « l’ordre fantastique qui régit ce monde ». Tandis que Dieu est partout, le catholique lui peut être dans un supermarché, entre la bière et les chips, dans un drugstore, n’importe où, prêt à tester la vertu du moindre quidam à rouflaquettes suivant le syllogisme :

Un catholique amène le changement.

Richard rencontre une catholique sur l’autoroute : le héros va subir un changement.


Attention ! Une catholique !



Comme on va le voir, ce changement va être profond pour le pauvre Richard, passant du statut d’homme faible attiré par le vice, au statut d’homme fort maître de ses passions, via le statut d’homme dindon.

Blood Freak : une fine parabole.

De la liberté ou la drogue, c’est de la merde.



La liberté, c’est le choix : quelle femme pour Richard ? Claire la douce catholique, ou Anne sa sœur démoniaque ? Si Claire vit parmi les pervertis, c’est pour les convertir : « j’y crois, donc j’en parle », tandis que sa sœur dissuade les autre de l’écouter : « ma sœur, c’est une sainte, mais la bible c’est vraiment la barbe ». Depuis le péché originel, l’homme n’est plus capable de bien choisir, et Richard passera bientôt du statut de fier croyant au statut d’homme dindon drogué jusqu’au jabot. Les conséquences sont claires : problèmes d’hérédité, besoin de se nourrir du sang des drogués, difficulté à rentrer en boîte de nuit. Le discours moral est clair : la drogue, c’est le mal.

Mais encore ? Si tout cela obéit à un « ordre fantastique », quelle portée morale peut avoir cette parabole ? Dieu est-il si cruel qu’il condamne les hommes à se droguer et à se transformer en dindon, pour finir sur une table pour Thanksgiving ?

Evidemment, non. Car tout cela n’est qu’un cauchemar dont Richard sort en tendant les mains pour prier.


Glou, glou. Amen.



Mais alors, ce qu’on a vu ne servait à rien ? Que nenni. Car Richard a enfin pris conscience de sa dépendance à la drogue, et de sa difficulté à digérer la dinde : « Après que j’aie mangé cette dinde, j’étais vraiment aux enfers ». Cette épreuve l’a rendu plus fort, lui servant de vision de ce que pourrait être sa vie s’il poursuit dans la voie du vice.

On pense alors à La vie est un songe de Calderòn. Au départ de cette pièce du XVIIème siècle, il y a un homme, Sigismond, qui vit prisonnier depuis son enfance dans une caverne. Quel crime a-t-il commis ? Pour l'instant aucun. Pourtant, il est dangereux. A sa naissance, son père, le roi de Pologne a consulté un oracle. Celui-ci lui dit que son fils mènera la guerre contre lui et le destituera. Pour éviter que cela ne se passe, le bon roi met son fils dans la grotte. Auriez-vous fait mieux à sa place ?

Un jour, le roi décide de donner une chance à Sigismond, et le transporte pendant son sommeil au palais pour qu’il s’y conduise comme un prince. Evidemment, c’est une bête sauvage, et il se conduit donc fort mal. Direction la caverne, pour un retour difficile. Sigismond pense alors avoir rêvé. Pour avoir vu de ses yeux les conséquences néfastes d’un mauvais comportement, il décide alors de vivre dans le bien : « Eh bien, réprimons alors ce naturel sauvage, cette furie, cette ambition, au cas où nous aurions un songe de nouveau. » (v.2254-2257).

Comprenons bien la situation : incapable de distinguer le songe de la réalité, Sigismond comprend qu’il n’y a jamais d’actions sans conséquences : que l’on fasse du mal à quelqu’un en rêve ou en réalité, celui-ci vous en voudra quoi qu’il arrive. Il faut donc toujours se comporter bien, quelques soient les circonstances.

Ainsi le rêve sert à éviter certaines erreurs, comme une simulation de ce qui pourrait arriver. Quand les soldats viennent libérer Sigismond pour de bon, celui-ci a appris sa leçon et deviendra non pas un roi despotique, mais un roi bon : « je veux agir selon le bien, car on ne perd rien à faire le bien, même en songe ».

En arrière plan, il y a bien sûr la morale catholique de l’illusion et de la vanité des honneurs, car la vraie vie n’est pas celle que nous vivons sur terre, mais bien celle qui nous attend après le jugement dernier. Si notre vie ici bas n’est qu’un test, autant le réussir, car nul ne sait quelles conséquences nos actions pourraient avoir (réponse : un petit passage chez le fourchu).

Par ailleurs, on remarquera le retour de l’idée de destin : le père de Sigismond a enfermé son fils pour que celui-ci ne prenne pas sa place, mais non seulement cela arrive, mais en plus son fils est devenu par ce biais un roi juste. Les voies de Dieux sont décidément impénétrables.

Qu’en est-il alors de Richard ? Après cette hallucination, il a compris quel peut être son futur s’il continue dans la drogue : tuer des dealers, boire le sang de femmes criant toutes de la même façon, finir sur une assiette le jour de Thanksgiving. Bad trip vraiment. Il faut donc prendre la décision qui s’impose : arrêter cette merde qu’est la drogue, et redevenir clean. Mais comment y arriver ?


Vraiment, quel bad trip !



De la liberté de changer : Blood Freak, film jésuite ou janséniste ?



Pris dans l’enfer du cannabis et de la coke, la plupart des gens prendraient la décision qui s’impose, c’est à dire : mettre un peu d’ordre dans sa vie, faire une cure de désintoxication, se sevrer progressivement. Richard lui, est directement orienté vers la très catholique Claire. Cela semble absurde, mais on va voir là encore le fondement religieux de cette histoire.

Car qu’est-ce que cela veut dire ? Imaginons que Richard décroche de la drogue par ses propres moyens, cela voudrait dire qu’il aurait toujours eu le pouvoir d’agir correctement, mais qu’il aurait fallu cette expérience psychotrope pour qu’il en fasse enfin usage. Si on se place dans un cadre théologique, on dirait qu’il avait le pouvoir prochain de bien agir.

Là où, d’un point de vue théologique toujours, cela devient très complexe, c’est quand on examine ce qui fonde le pouvoir prochain de bien agir. Pour cela, plongeons-nous dans l'une des Lettres écrites par Louis de Montalte à un Provincial de ses amis et aux R.R. Pères Jésuites, plus connues sous le nom de Provinciales, écrites par Blaise Pascal entre 1656 et 1657. Si on est catholique, on accepte assez facilement que si l’on peut agir de façon bonne, c’est parce que Dieu nous y aide. En effet, après la chute du péché originel, l’homme est corrompu, et ne peut agir correctement qu’avec l’aide du très haut. La question est : comment Dieu nous aide-t-il ? Pascal distingue deux camps : les Jésuites qui sont tenants de la grâce suffisante, et les Jansénistes qui sont tenants de la grâce efficace.

Si vous êtes Jésuite, vous pensez que Dieu a donné à chacun le pouvoir d’agir bien ou mal, suivant son libre arbitre. La grâce donnée par Dieu à l’homme est suffisante : elle suffit à chacun pour être bon.

Si vous êtes Janséniste, vous pensez que tout est à la puissance de Dieu, et que vous pouvez bien vouloir le bien, si Dieu ne vous aide pas, vous n’y arriverez pas. La grâce est efficace : elle vous fait agir.

Maintenant, on voit bien que si la vie est un songe est plutôt Jésuite, Blood Freak est plutôt janséniste. En effet, Sigismond a bien compris que Dieu lui donnait le pouvoir de bien agir, et s’en sert. Richard au contraire, prie pour que Dieu l’aide.


Dieu, donne-moi la force de quitter ce film !



Blood Freak va même plus loin : Richard avait déjà réussi grâce à l’aide de Dieu à arrêter la drogue au retour du Vietnam. Ces nouvelles épreuves lui ont fait perdre la foi. Pour que Dieu l’aide, il faudrait donc déjà que Richard croit de nouveau en lui. Pour cela, il faut prier (grâce efficace oblige) : d’où le final :

« Claire : on ne comprend pas toujours le comment et le pourquoi. Mais il faut avoir la foi

Richard : la foi ! la foi ! toute la foi que j’avais, je l’ai perdu

Claire : Tu peux la retrouver : demande à Dieu d’accroître ta foi ! Je t'en prie, essaye !

Richard (serrant les mains en signe de prière) : Oh Seigneur, aidez-moi ! aidez-moi une fois de plus à sortir de cet enfer !

Claire : Il t’aidera, je le sais.
»

Effectivement, Dieu lui donnera la foi, ce je ne sais quoi, dans le cœur, cette force qui guide ses pas. L’épilogue le montrera, au bord de la mer, retrouvant une Anne elle aussi purifiée par ces épreuves.


On ira, où tu voudras quand tu voudras...



Que de chemin parcouru ! Tirant le meilleur de Montaigne, Calderòn et Pascal, Richard a véritablement changé, allant toujours plus au cœur de la vraie foi.Libéré grâce à Dieu, il peut lui aussi dire : « Qu’il est doux, lorsque les vents soulèvent la mer immense, d’observer du rivage le dur effort d’autrui, non que le tourment soit jamais un doux plaisir, mais il nous plaît de voir à quoi nous échappons » (Lucrèce, De la nature, livre II)

Alors ne fait-il pas bien les choses, l’ordre fantastique qui régit le changement ?