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Entretien avec
Alex Jestaire


Alex Jestaire

Nanti d'une belle culture de geek cinéphage, Alex Jestaire travaille sur l'adaptation en français de films, mangas, séries TV, et écrit à l'occasion les VF de quelques nanars bien juteux (on lui doit entre autres celles de « Cannibal World » et « Land of Death » du regretté Bruno Mattei). L'occasion pour Nanarland d'aborder avec lui l'univers de la traduction et les conditions de travail d'un doubleur face à l'imbécilité réjouissante des dialogues de nanars.

Interview menée par John Nada en janvier 2010.


Pour commencer, pourrais-tu nous parler du parcours professionnel qui t'a conduit à la traduction et l'adaptation de dialogues de films ? Etait-ce un choix de carrière ou une opportunité ?

Disons qu'après une Licence d'anglais en fac je suis allé me chercher en Grande-Bretagne, pas trop sûr de vouloir devenir prof d'anglais - le débouché numéro un de la filière. L'opportunité s'est présentée lorsqu'un ami qui bossait dans une boîte d'audio-visuel à Paris m'a branché sur un plan doublage qui, cette fois-là, n'était pas sur un film en anglais mais sur un dessin animé espagnol. L'expérience s'est bien passée. J'ai ensuite travaillé pendant quelques années à divers postes dans le monde du dessin animé TV (conception, production, dialogues, adaptation) avant de me centrer sur le doublage, notamment de nanars, dans la boîte de post-synchro où je travaille depuis maintenant six ans. Je précise qu'il existe un cursus universitaire quelque part en France pour faire de l'adaptation - une ancienne collègue de travail (dans ce milieu les filles sont rares) était passée par là - mais je ne me souviens plus où c'était.


Techniquement, nous en savons peu sur la traduction et le doublage des films, et encore moins quand il s'agit de nanars. Pourrais-tu nous expliquer concrètement en quoi consiste ton travail ?

Le nom usuel de ce taf c'est « l'adaptation ». Nous ne sommes pas à proprement parler des « traducteurs » mais plutôt ceux par lesquels l'illusion du dialogue qui paraît naturel (« en place ») devient possible - même si bien souvent nous traduisons aussi - qu'il s'agisse de mangas, films anglophones, asiatiques, suédois et cetera, pour lesquels nous partons d'une traduction en anglais sur papier, ou simplement des sous-titres anglais.

Une simple traduction mot à mot colle rarement au mouvement des lèvres des personnages - il faut redécouper les phrases, les rééquilibrer, les repenser. Lorsqu'un personnage s'esclaffe à cause de quelque chose qu'on vient de lui dire en thaïlandais (j'ai doublé des films thaïlandais), il faut faire en sorte que la blague marche en français, autrement dit adapter une expression idiomatique pour qu'elle devienne compréhensible chez nous, et non la traduire littéralement. Il faut souvent « meubler », voire même carrément réinventer - sur certains mangas c'est épuisant tellement les bouches bougent pour ne rien dire - le personnage a le temps de dire trois fois le texte qu'on nous donne. Toutes les langues ne vont pas au même rythme - l'anglais a besoin de moins de mots que nous pour dire la même chose, l'allemand davantage - il faut sans cesse réajuster tout ça. Pour cette raison, nous sommes catégorisés comme « auteurs » par la SACEM, qui rétribue la distribution de notre travail en tant que propriété intellectuelle (à raison de trois centimes la tonne quand on parle de nanars).

Dans le même temps, je pratique deux autres boulots associés, qui étaient traditionnellement faits par des personnes différentes : le détecteur et le calligraphe - tafs aucunement affiliés à la SACEM et aux droits d'auteur, mais ouvrant des droits à l'Intermittence du Spectacle, donc en passe de disparaître. Le travail se pratique à la main, au Rotring, sur une bande de celluloïd où l'on écrit les dialogues « en place ». Le détecteur est celui qui repère chacun des mouvements de bouche à l'image, les débuts et fins de phrases, ouvertures, fermetures, « O, A, P, M, B » sous forme de petits signes ésotériques. Il est aussi celui qui indique les « réacs » - rires, pleurs, soupirs, efforts, hoquets - sous forme de « H » prolongés d'une indication (dans les films X on trouve ainsi des « H pipe » ou « H baise », constituant l'essentiel des dialogues).

L'adaptateur pose ensuite sa traduction « adaptée » en fonction des repères, mais n'a pas pour obligation d'écrire proprement, puisqu'un ou une calligraphe est censé(e) réécrire le texte de façon agréable pour les yeux des acteurs qui le liront (et le joueront) en plateau le jour de l'enregistrement. Dans la boîte de synchro où je bosse (comme dans beaucoup d'autres) nous faisons ces trois boulots pour plus ou moins le prix et le statut d'un seul - l'adaptation (travailleur indépendant) - mais dans l'enthousiasme et dans la joie.


Et pour ce qui est des qualités requises, quelles sont-elles d'après toi ?

Je dirais qu'il y a une zone imprécise, quelque chose de personnel, qui mêle motivation, capacités de concentration (c'est un vrai boulot de geek) et bien sûr le goût de la langue française, du dialogue, du langage parlé dans tous ses registres, du fonctionnel au savoureux. On peut avoir à faire parler des truands de banlieue ou des héros de space opéra autant que des vicomtes du 18ième siècle. D'un film à l'autre, d'une série à l'autre, on change de champ lexical, de niveau de langage... Sans parler des chocs culturels - la sexualité dans les mangas japonais par exemple (hentai), peut facilement taper sur le système, considérant qu'on doit y passer 8 heures par jour en tant que taf !

De combien de temps disposes-tu en moyenne pour traduire un film ? Idem pour le doublage : quel est le temps de travail sur un gros film, par rapport au temps à passer sur un nanar du type « Alien Vs Hunter » ?

Le monde de l'adaptation marche en flux tendu. Des clients achètent des films peu connus à petits prix et viennent les faire doubler chez nous. Malheureusement, ils vendent souvent le produit fini à une chaîne du câble (qui le programme) bien avant qu'on ait pu commencer à travailler dessus, ce qui donne régulièrement des deadlines mortellement serrées et des semaines de 6 à 7 jours. La boîte pour laquelle je bosse est assez cool là-dessus. Dans la plupart des cas on dispose d'un mois pour adapter un film, mais on le fait concrètement en trois semaines, voire deux si le film est peu chargé, parce qu'il y a d'autres trucs à faire, genre des épisodes de manga en bouche-trou (faut bien bouffer). Je sais qu'il existe pas mal d'autres boîte pourries (j'en ai expérimenté quelques-unes) où on te demande d'adapter un film en 10 jours, et t'as pas le choix. C'est le moment où le flux tendu se moque de savoir si t'aimerais avoir un week-end de temps en temps, une journée pour voir tes potes - une vie quoi - parce que si t'as pas fini à l'heure dite, ben tu paralyses l'enregistrement, les comédiens payés qui se sont déplacés, le plateau, le technicien, l'argent que ça coûte de mobiliser tout ça - si tu te plantes, c'est bien simple : c'est pas possible, ça n'arrive jamais.

Dans cette logique (prix « discount ») la boîte où je travaille ne consacre pas moins de temps et d'énergie à un nanar qu'à un « beau film », comme on en voit passer parfois (drame, psychologique, historique...). Le temps d'enregistrement en plateau dépasse rarement trois journées - le plus souvent trois demi-journées - une pour les rôles masculins, une autre pour les rôles féminins, et une dernière pour les deux ou trois personnages principaux, plus chargés en dialogues. Dans le cas de « Alien Vs Hunter », les conditions étaient spéciales : le film a été adapté ici, puis les bobines ont été envoyées au Québec, où le film a été enregistré. C'est une chose qui arrive peu souvent, l'essentiel des enregistrements se faisant en interne.

Quelle liberté est laissée au traducteur ? Y a-t-il des superviseurs ?

Chaque projet est supervisé par un personnage souvent haut en couleur qu'on appelle le « chef de plateau » (le plus souvent comédien au départ). Après s'être familiarisé avec le film, le chef de plateau a pour mission de choisir les comédiens parmi ceux de son réseau, de les regrouper sur l'auditorium selon un planning pensé, de leur expliquer de quoi il s'agit (« c'est un film de tueur fou, vous allez beaucoup hurler ») et de leur indiquer au fur et à mesure de l'enregistrement les intentions et subtilités qu'il aimerait entendre dans leur interprétation. En gros, si on dit que l'adaptateur écrit une partition pour voix, le chef de plateau est le chef d'orchestre et les comédiens sont les musiciens.

Dans la boîte où je suis, la liberté laissée aux adaptateurs est assez grande. Il arrive, sur certaines séries d'anime complexes, que le client envoie quelqu'un pour coordonner tout ça, souvent en plateau, au moment décisif de l'enregistrement (« Non, en fait il s'agit du prince Nini-ko-nakamura ! »). Chez nous les adaptateurs n'ont pratiquement jamais quelqu'un par-dessus leur épaule pour leur dire quoi faire - tout au plus des recommandations de départ (niveau de langage, gros mots à éviter, etc.). On peut donc s'amuser - ce qui n'est pas le cas dans d'autres boîtes, surtout les grosses. Pour la plupart des blockbusters, les adaptateurs travaillent sur des copies partiellement masquées du film, où n'apparaissent que les bouches des personnages, lutte contre le piratage oblige. En plus, le texte qu'on leur donne est déjà très millimétré - il ne leur est pratiquement pas permis de s'en éloigner. Dans le monde du nanar c'est autre chose. Personne n'attend vraiment rien de ces films, sinon qu'ils soient regardables - toutes les petites trouvailles qui peuvent rendre une daube plus divertissante qu'elle ne l'était au départ sont bienvenues pour le client. Voilà pourquoi j'hésite encore à aller bosser pour les grosses structures où règnent l'anonymat et le pinaillage : j'aurais trop peur de ne plus m'amuser dans mon travail.

Prends-tu systématiquement en compte, comme cela se fait pour les adaptations / doublages de gros films, les mouvements des lèvres des acteurs pour choisir le vocabulaire, ou bien est-ce plus « freestyle », lorsqu'il s'agit de budgets moins conséquents ?

La synchro avec les mouvements des lèvres est la base même du métier d'adaptateur (mais ce n'est pas tout - il y a aussi la qualité du dialogue). On peut voir des synchros plus ou moins réussies à l'écran - ça peut dépendre de la qualité de la détection, de l'adaptation, de l'interprétation (ou de tout en même temps, comme dans « Eaux Sauvages », qui a sans doute été doublé à la grande époque de la mariejeanne). Je ne regarde plus la télévision depuis des années (j'en soupe déjà assez au taf) mais il m'arrive de jeter un oeil sur les astuces de synchro des séries à la mode, et je me rends compte que ce sont les mêmes que celles que mes collègues et moi-même utilisons - les « trucs » de la profession - toute une palette de « triches » pour vous faire croire que ces gens parlent en français, alors que pas du tout.

Si la synchro est si pourrie sur les soaps et les tellenovellas (j'en ai fait aussi) c'est parce que c'est là-dessus qu'on met les débutants, le temps qu'ils apprennent le taf. Il y a aussi les pornos - il faut songer au paradoxe que c'est de bosser pendant des plombes sur les scènes dialoguées d'un X sachant que tout le monde va les zapper. Dans l'ensemble, le doublage en France est d'un bon niveau, ne serait-ce que parce que la France est l'un des rares pays à faire du doublage. Les Américains ne regardent pas de films étrangers, les Indiens et les Brésiliens ont leurs propres programmes, etc. Dans le domaine de l'anime manga, selon l'un de nos clients (un des leaders du marché) la synchro des VF est souvent supérieure à la version originale, parce que les Japonais se moquent d'être rigoureusement en place, alors que c'est le fondement du travail des adaptateurs.


Es-tu payé à la ligne ou au forfait quand il s'agit d'adapter un film ? Les films de séries B à Z sont-ils moins bien payés que d'autres produits audiovisuels sur lesquels tu peux travailler (mangas, séries TV...) ?

Là c'est une question un peu délicate, puisque c'est la tambouille des patrons. Disons que le mode de fonctionnement « traditionnel » et « réglementaire », c'est celui du paiement « à la ligne », que je n'ai concrètement jamais connu. Je bosse là-dedans depuis plus de dix ans, et j'ai toujours été payé au forfait (c'est-à-dire non pas à la quantité concrète de texte adapté, mais « au feeling »). En revanche, la différence notable que j'ai pu constater, sur 10 ans, c'est une baisse de presque 50% des tarifs, et donc de la paye. En période de crise et d'inflation des prix, moi je vous dis, n'encouragez personne à faire ce taf. D'autant qu'avec la modernisation, la « dématérialisation du support », le travail « sur table », à la main, est progressivement abandonné pour être remplacé par des logiciels type Synchronos et des transferts FTP. Tout ça c'est bien, ça va plus vite, à la vitesse du flux tendu, mais dans le même temps ça a de moins en moins de valeur, et c'est de moins en moins bien payé. On peut vous opposer l'argument que n'importe qui d'autre équipé de ce logiciel à domicile pourrait travailler pour moins cher que vous - et ce serait vrai - on m'a parlé de « barbares » nouvelle génération qui, même sous-payés, te doublent un manga en une journée quand toi il t'en faut au moins 2. Le travail sur table a un côté « old school », organique et concret, que j'apprécie. Les PC sont ternes. Et puis comme c'est déjà un boulot d'autiste à la base, le faire seul chez soi peut avoir de vraies répercussions « geek » sur la life.

Pour ce qui est des tarifs, je ne donnerai pas de chiffres, mais la fourchette n'est pas très large, ni jamais très élevée - les films « classes » ne payent pas énormément plus que les nanars, qui sont d'ailleurs considérés comme des produits assez classes par les clients / éditeurs qui respectent le genre. Certains mangas « d'actualité » (ils sortent parfois au cinéma) sont mieux payés que d'autres. En fait, le tarif dépend souvent de la notoriété de la diffusion - un passage sur Canal+ par exemple, garantit un bon deal. Mais l'essentiel de ce qu'on fait passe sur d'obscures chaînes du câble ou sort direct-to-DVD dans les hypermarchés.

Tu as travaillé sur au moins trois films chroniqués sur Nanarland, « Cannibal World », « Land of Death » et « Alien Vs Hunter ». Peux-tu nous en parler ?

« Cannibal World » et « Land of Death » (deux films de Bruno Mattei tournés dans la même foulée et donc doublés et édités en France dans la même foulée) étaient mes deux premiers « vrais films » - avant ça je n'avais fait que de la série, des centaines d'heures de telenovellas et de dessins animés, mais jamais de film « d'auteur », avec un début et une fin. En arrivant dans la boîte où je travaille, j'avais expliqué au patron que j'étais un « spécialiste » des films de cannibales, que j'avais trop envie d'en faire, alors au cas où... J'ai donc eu droit à ces deux-là, et quelques années plus tard à un « Welcome to the Jungle » américain, mieux thuné que les Mattei, mais lui aussi copie-carbone de mon film de référence, « Cannibal Holocaust ». Ce que j'aime dans le film Deodato, et que j'ai bizarrement retrouvé dans « Cannibal World », c'est l'accroche politique du sujet, à savoir l'exploitation de la violence par la télévision. Dans le Mattei, les arguments sont les mêmes que dans le Deodato, mais réduits au niveau de la caricature, de « petit conte moral » hyper explicite. C'était par exemple un plaisir de faire dire, dans la VF, « nous sommes le mal » à un directeur de chaîne télé. C'était une approche simpliste, qui avait en elle-même un certain charme, et je peux dire que j'ai aimé ces deux films. C'est d'ailleurs à cette époque que j'ai réalisé que je ne pouvais rien faire d'autre qu'aimer un peu tous les films sur lesquels je bosse, parce que sans amour y a pas de plaisir, et bosser serait juste une corvée, ce serait triste.

J'ai pris un plaisir égal, quoi que moins « mythologique » (ce n'était pas du Bruno Mattei) avec « Alien Vs Hunter », qui était mon premier (et pour l'instant seul) film Asylum - un studio dont les productions tournent régulièrement chez nous. Je n'avais pas bossé sur un nanar depuis un moment, plutôt sur des délires japonais gore, suffisamment réussis pour qu'on ne puisse pas les appeler des « nanars » (je sais qu'il y a un débat philosophique sur cette terminologie quelque part sur Nanarland). Avec « AVH », j'ai eu mon quota de conneries bien dosées. Ma séquence favorite est certainement celle où les héros se tiennent devant une arrière-cour déserte et mal cadrée (c'est-à-dire rien) et s'exclament « Oui, c'est bien la preuve que les aliens sont arrivés ! ». Je me suis demandé pendant un long moment si je devais mettre autre chose de plus cohérent, mais j'ai finalement opté pour la fidélité. En revanche, j'ai arrondi pas mal d'angles sur les absurdités des dialogues au niveau des lieux, des noms ou des évènements - certains personnages étaient morts un moment, puis à nouveau vivants - le « même lieu » était soit une forêt, soit la bordure d'un désert... Écoutez attentivement le film en VO, et vous constaterez que rien ne tient vraiment debout. J'en ai rattrapé une partie, je ne sais même pas pourquoi. D'ailleurs, puisque l'incohérence des dialogues et des scénarios est une constante des films Asylum, certains de mes collègues se sont mis d'avis qu'il ne fallait rien corriger - que ces bourdes sont après tout la « volonté indiscutable » des créateurs du film. Là aussi, il y a débat philosophique.

Les dialogues français de « Cannibal World » s'accordent parfaitement à la crétinerie ambiante, au point que les spectateurs puissent être bernés et amenés à penser qu'ils sont tout autant délirants à l'origine. N'est-ce pas une forme de compliment ?

Je ne suis pas certain de trouver « Cannibal World » crétin. Je pense qu'il y a dans les films de Mattei une vraie sincérité, à la manière du Ed Wood que dépeignait Burton dans son biopic. J'aime le grotesque dans l'art, de Bruegel à Tsukamoto en passant par Fellini et Bukowski, j'aime les choses « too much », et « Cannibal World » en est incontestablement une. Lorsqu'on a accepté le principe caricatural du film, on ne peut que s'amuser à jouer dans ce registre. Aussi crétins qu'ils soient, ces films ont du charme. Pour preuve : ils sont chroniqués sur Nanarland.

Pourquoi ajoutes-tu des répliques ou des références non-présentes dans le texte original ? Sais-tu si c'est une habitude fréquente chez les traducteurs ?

Et bien, je le fais parce que je le peux. Comme je vous l'ai dit, je suis « adaptateur » et à ce titre rétribué (trois cacahuètes) en droits d'auteur par la SACEM. Cela signifie que mon travail est par essence créatif. Je ne fais pas que traduire le film, je le transforme - non seulement en fonction du public qui va le recevoir, mais aussi en fonction de ma sensibilité. Il y a parfois des choses impossibles à traduire - des références à des marques ou des émissions étrangères inconnues ici - et il faut bien prendre des décisions. C'est le moment où s'ouvre une marge de manoeuvre où l'on peut « jouer » avec le film sans le trahir, moments parfois plus compliqués qu'un simple mot à mot, en particulier dans les comédies, qui demandent sans arrêt de la blague, de la blague ! Ce n'est pas tous les jours évident d'avoir l'idée drôle qui va marcher, ça peut prendre du temps et causer bien des frustrations. Ne croyez pas que nous « ajoutions » souvent des répliques à ce qui est déjà là, ce serait augmenter inutilement la charge de travail, pour nous et pour les comédiens. Nous nous contentons plutôt de retravailler les répliques existantes.

À titre d'exemple, dans l'un des derniers films d'épouvante que j'ai doublés, au cours d'une scène de confession aux Alcooliques Anonymes, j'ai inséré les paroles d'une chanson populaire au Québec, le « Bon Gars », qu'un collègue m'avait fait découvrir peu avant. Ce clin d'oeil n'amusera que le public québécois, mais en même temps il est cohérent avec le dialogue de départ et ne gênera la compréhension d'aucun spectateur. Dans d'autres films et séries, je me suis amusé avec des sujets que j'aime maltraiter, comme la psychanalyse, l'altermondialisme ou la culture punk. J'ai même fait un concours avec un collègue : nous devions caser le mot « punk » aussi souvent que possible dans nos adaptations. Je n'ai jamais reçu aucune critique négative là-dessus, ni de mon patron, ni du client.

Mais comme je vous l'ai dit, il y a débat parmi mes collègues. Une partie d'entre eux se range sur l'avis qu'il ne faut pas modifier le ton d'un produit - si un film est terne, ou stupide, ou incohérent, c'est la volonté de son auteur, il faut s'y coller. À certaines occasions, lorsque le film est vraiment trop médiocre, je me range en partie à cette opinion. Mais je ne pourrai jamais m'empêcher de caser une « ritournelle » ou deux - d'ailleurs je crois que nous le faisons tous, plus ou moins. C'est la partie plaisir de ce boulot, qui a aussi de grandes zones répétitives pas très fun - que ce soient les « H pipe » des pornos, ou pire encore, les trucs que se disent les gens dans les mangas quand ils se battent pendant des plombes. C'est toujours la même chose : « Tu crois m'avoir eu, hein ? Mais je suis plus fort que toi ! » Je vous dis pas le nombre de cafés avalés que ça représente, surtout si on essaie « d'améliorer le produit ».

Les doubleurs sont-ils informés de ces modifications ? Dans AVH, les doubleurs s'évertuent à prononcer bunker, « bounequère » : est-ce de ton fait ?

Les comédiens n'ont pas particulièrement à être informés de ces modifications - s'il faut en parler, c'est au coordinateur - le chef de plateau. La plupart du temps, si ces répliques sont cohérentes, compréhensibles, voire drôles, il n'y a aucune raison pour que qui que ce soit les conteste en aval. Au pire, si une phrase est jugée trop poussive ou mal foutue, le chef de plateau peut choisir de la remplacer au pied levé. Comme je vous l'ai dit, nous n'avons pratiquement jamais de retour négatif des clients sur les dialogues eux-mêmes.

La plupart du temps, lorsqu'il y a demande de « retake » (ce qui veut dire faire revenir les comédiens pour réenregistrer des répliques), c'est lié à des problèmes de prononciation. Nous en avons eu quelques-unes à faire sur « AVH » qui, comme je vous le disais, a été enregistré en externe, au Québec, pour une raison que j'ignore. En mâtant la première copie de rendu, je me suis aperçu que certains des comédiens prononçaient le mot « alien » à l'américaine (« ai-lien ») alors que le public français s'est habitué, pour ce mot, à un « A » dur. Mais il y avait pire : l'un d'entre eux disait le mot « ours » sans proncer le « S » final, ce qui nous donnait : « Mon chien a été bouffé par des our ». On a fait « retaker » tout ça, mais « bounequère » a échappé à notre vigilance - darn !


As-tu déjà assisté au travail de doublage ? Quelle liberté supplémentaire leur est laissée ? As-tu déjà pu constater des différences patentes entre ton texte et le résultat à l'écran ?

Je me rends régulièrement en plateau, pour assister à l'enregistrement des films que j'ai adaptés. J'y propose mon assistance, mes conseils. Puisque je connais déjà bien le film en amont (j'ai passé trois semaines dessus, alors qu'ils n'y passeront qu'une journée) je peux donner des indications utiles aux comédiens sur les « intentions » des dialogues, ou le contexte. Les comédiens voient les films par fragments - seulement les scènes qui les concernent - et ne saisissent pas toujours l'ensemble. En quelque sorte, « j'assiste » le chef de plateau, bénévolement, et sans qu'il me l'ait demandé (ce qui en agace parfois certains).

Je sais que peu d'adaptateurs vont en plateau - la plupart de mes collègues ne le font même jamais. D'une part, un plateau dure au minimum une journée - journée qui ne sera pas travaillée et payée. D'autre part, le plateau est parfois « anxiogène ». Il peut arriver (il arrive même souvent) qu'un comédien ait des « difficultés», qu'il n'arrive pas à lire le texte, qu'un détail de forme le gêne - et là, forcément, l'adaptateur va se retrouver en ligne de mire pour un « problème » peut-être simplement dû à des difficultés de digestion. Pour éviter d'être pris comme bouc émissaire, le meilleur moyen c'est de ne pas y aller (de toutes façons rien ne nous y oblige, notre boulot est terminé quand on a fini d'écrire). La « magie » du plateau et des comédiens est quelque chose d'intangible, de complexe, il y a beaucoup d'énergie qui circule. Quand ça se passe bien, c'est formidable. Quand ça se passe mal, il peut y avoir des cris et des larmes. Ce sont des artistes quand même !

Tu traduis également des mangas animés, et l'on imagine que tu travailles sur plein d'autres choses. Comment abordes-tu le « mauvais film sympathique » ? Comme une récréation, une corvée, une commande, un plaisir coupable ?

Je pense m'être déjà assez étendu sur la notion de « plaisir » que j'associe au travail - nécessaire, parce que ce serait pour moi un non-sens de pratiquer un taf aussi chronophage de façon « mécanique », sans y prendre aucun plaisir. De même, j'ai du mal à imaginer qu'on puisse écrire une VF sympathique pour un nanar si on ne le trouve pas soi-même un minimum sympathique, malgré toutes ses tares. Je refuse d'avoir du mépris pour les films sur lesquels je bosse. Mon objectif est toujours de fournir au client, et en bout de chaîne au spectateur, quelque chose de cohérent et divertissant, avec éventuellement quelques « surprises bonus » si certaines répliques s'y prêtent - mais jamais je ne « forcerai » une blague qui n'a rien à foutre là.

Les nanars ont naturellement une place à part, qui vient du coeur. J'en ai beaucoup consommé dans mes vertes années - aujourd'hui beaucoup moins, pour éviter la saturation. Ce que j'apprécie dans le cinéma « Z » ou « bis », qui n'est pas présent dans les séries B d'épouvante ou de SF correctement financées, c'est ce côté fauché où les créateurs doivent compenser le manque de moyens par des idées, des trouvailles foutraques et une sorte de bonne humeur communicative. Ces gens savent qu'ils ne sont pas en train de faire un chef-d'oeuvre (à part peut-être Bruno Mattei) et il y a souvent un côté ludique, « blague » ou clin d'oeil, qui ne peut que me détendre quand j'en ai trop soupé des thématiques sérieuses et alambiquées du « surhomme » dans l'anime japonaise. Au niveau idéologique, les nanars sont bien, comme Desproges le disait de la connerie, la « décontraction de l'intelligence ».

Lors de notre premier échange, tu nous as dit que tes patrons avaient reconnu pas mal de films chroniqués sur le site parce qu'ils se rappelaient avoir travaillé dessus et que cela les avait fait rire. Peux-tu nous en dire un peu plus ? Y a-t-il des films dont ils se souviennent encore à cause de leur nullité ?

Voici la liste des films doublés dans notre studio qui ont été chroniqués sur Nanarland : « Cannibal World », « Land of Death », « Alien Vs Hunter », « Mega Shark Vs Giant Octopus », « Knights, les Chevaliers du Futur », « Teenagers from Outer Space », « Sleeping Dogs », « Mosquito », « Spiders », « Barbarian », « Le Dernier des Dragons », « Marines », « Special Forces USA », « Forest Warrior » et « La Donneuse ». Le film qui aura particulièrement marqué l'équipe, surtout les techniciens du son, c'est « Barbarian », que je n'ai pas vu, mais qui a l'air d'être une perle.

Nous nous demandons souvent comment de tels films finissent par arriver en France, en version française. Nous imaginons que la traduction et le doublage d'un film ont un coût non négligeable : quel est, grosso modo, le coût minimum ? Qui décide d'acheter et de faire traduire un film ? Une chaîne, un éditeur de DVD ? Est-ce que ce sont des films achetés par lots, ce qui expliquerait parfois la présence de titres fantaisistes, ou bien sont-ils achetés à l'unité ?

Comme je vous l'ai dit, ça c'est plutôt la cuisine des patrons - mais je peux donner des éléments de réponse. Pour ce qui est du coût général d'un doublage, je ne connais pas les tarifs précis mais ce sont bien sûr des opérations à plusieurs milliers d'euros. Concernant le marché, il y a aujourd'hui de plus en plus de petits et moyens éditeurs, parfois animés par un réel goût du « genre ». Je pense notamment à WE Prod, pour qui j'ai doublé de nombreux films, et qui ont une politique active de recherche de perles de série B, venues aussi bien des USA (« Bubba Ho-tep ») que d'Allemagne (« La nuit des losers vivants ») ou du Japon (« Meatball Machine »). Il semble que pour la plupart des clients/éditeurs, ces films soient découverts à l'occasion des grands marchés du film de l'année (Cannes, Mipcom...). Je ne connais pas les détails pour ce qui est des lots/unités, je ne peux que spéculer comme vous, avec la sensation que quand même, tout cela est géré comme des barils de lessive.

À ce sujet, il y a une anecdote qui me semble bien résumer la problématique de ce métier : il y a quelques années j'ai travaillé pour une boîte de doublage plus ancienne et « traditionnelle » que celle où je suis actuellement. Le patron avait l'habitude de s'insurger lorsque j'utilisais le mot « produit » pour parler des films ou séries sur lesquels nous bossions - pour lui le terme approprié était « oeuvre » - ce qui fait une différence au niveau idéologique. Néanmoins, ce monsieur habitué à travailler sur des « produits nobles » considérait comme sans intérêt les anime que nous faisions alors (par exemple la mini-série « Freedom » de Katsuhiro Otomo) qui étaient, pour lui, « exclusivement destinés aux gosses ». Dans ma boîte actuelle, qui fait du « produit » sans complexe, on aura le même respect pour tous les formats - même si certains nous amusent ou nous navrent plus que d'autres - un manga ou un nanar ne vaudra jamais moins qu'un « beau film », puisqu'ils nous permettent tous de bouffer.

Quel regard portes-tu aux dialogues parfois excentriques qui peuplent de nombreux films chroniqués sur Nanarland ? Penses-tu que leur non-sens puisse être toujours volontaire ? Faut-il y voir un désintérêt artistique, de l'incompétence, un activisme anarchiste infiltré ?

Je crois qu'il y a autant de réponses à cette question qu'il y a d'auteurs. J'ai lu il y a quelque temps un article dans la presse spécialisée qui constatait que la plupart des adaptateurs s'autocensuraient fréquemment. Notre responsabilité étant d'ajuster aussi bien les phrases que les concepts pour le public français, certains auteurs diront peut-être « baladeur » au lieu de « walkman ». D'autres choisiront d'éliminer systématiquement les références aux marques (placement produit) - ainsi une Ferrari deviendra peut-être une « belle Italienne ». En littérature, c'est Stephen King qui a le premier systématisé la présence des marques de la vie quotidienne dans ses récits - cela leur donnait du réalisme, et c'est pourquoi j'aurais tendance à garder ces références, à condition qu'elles ne soient pas une forme grossière de pub.

Les doublages sont toujours une rencontre entre un film singulier, un adaptateur, des comédiens et un budget. Pour les grosses productions, vous aurez souvent un fort taux de police mentale qui veillera à ce que rien ne dépasse où ne fasse tache (ce qui peut aussi donner des dialogues lisses et chiants). Sur les films plus « low cost » (l'essentiel de ceux chroniqués sur Nanarland le sont) vous aurez plus de chances de tomber sur des doublages où auront pu intervenir quelques bières, quelques pétards, une petite bouteille de rouge pendant le déjeuner des comédiens - un truc « relaxé du gland » quoi... D'une manière étrange (et quelque part assez anticapitaliste), moins il y a de sous et plus il y a de liberté, de surprises.

Vous l'aurez compris, j'ai une affection particulière (comme vous) pour les moments où les dialogues d'un film « dérapent ». J'ai beaucoup d'amour pour la personne qui a écrit « Je mets les pieds où je veux Little John... et c'est souvent dans la gueule. » J'aime « La première folie de Woody Allen », « La Classe Américaine » et Mozinor. Et bien sûr j'adore la scène de « Fight Club » où Tyler Durden, en cabine de projection de cinéma, insère des images de film porno dans les bobines des Walt Disney... Je ne sais pas si cela fait de moi un « activiste anarchiste infiltré » - en ces temps sécuritaires ce ne serait pas un truc à mettre en avant. Mais dans le même temps, je pourrais aussi dire qu'il m'est arrivé de modifier le « fond idéologique » de certains mangas, simplement parce que les concepts utilisés étaient trop fascistes - nous avons même refusé d'en doubler un où la prostitution infantile était présentée sous un jour positif. Dans le même ordre d'idées, je n'ai pas pu m'empêcher « d'adoucir » les dialogues extrêmes (violence verbale dégradante pour la fille) de certains films X. Je ne sais pas si j'ai eu raison ou tort de le faire - ce n'est sans doute pas en phase avec ce que la plupart des spectateurs attendent - mais je le pouvais alors voilà.

D'un point de vue professionnel, quelle est, ou quelles sont tes expériences les plus intéressant(es), ou ton/tes meilleur(s) souvenir(s), ou le travail dont tu es le plus fier ?

J'ai de très nombreux « bons souvenirs » dans ce taf, ne serait-ce que parce qu'on est tout le temps en train de bosser, et que chaque « produit » est une nouvelle aventure. Les films sur lesquels je me suis le plus amusé ne sont pas toujours les meilleurs, mais j'ai à mon palmarès quelques « oeuvres » pour lesquelles j'ai le plus grand respect. La plus classieuse était certainement « Ondskan » - un film suédois sur une sombre histoire de bizutage dans une école privée - avec tout ce qu'il faut, un vrai budget, de bons comédiens, un scénario solide. Je suis également fier d'avoir bossé sur la très belle et très fun série d'anime « Abenobashi », publiée chez Déclic Images (même s'ils ont mis le nom de quelqu'un d'autre à ma place au générique) - à mon sens un bijou, au même titre que le « Freedom » d'Otomo. Je garde aussi un coup de coeur spécial pour les Mattei, et pas mal d'autres films d'horreur débiles, dont l'excellent « Battlefield Baseball » (chez WE) - une comédie japonaise avec des zombies, beaucoup d'effets délirants, et concrètement très peu de baseball. Sinon, voici en cadeau bonus l'une des séquences de manga dont je suis le plus fier.

Abenobashi Magical Shopping Street (Abenobashi Mahou Shoutengai), série d'animation de 2002.

Sur quoi travailles-tu en ce moment ? Quels sont tes projets et/ou ambitions futur(e)s ?

Je viens de terminer un run d'une dizaine d'épisodes sur la série d'anime « Soul Eater », qui n'était pas passionnante. Avant ça j'ai bouclé un petit téléfilm d'horreur sur des GIs garous en Irak (« War Wolves »), un polar anglais assez raté avec un caméo d'Eric Cantona (« Jack Says ») et une comédie de SF allemande assez thunée parodiant « Star Wars » et « Star Trek » (« Space Movie - la Menace Fantoche », chez WE). Tout ça depuis septembre.

Pour l'avenir, là, tout de suite, il se trouve que je vais arrêter le taf pendant quelques mois pour attaquer l'écriture d'un nouveau roman. Mon premier bouquin, « Tourville », est sorti en 2007 au Diable Vauvert - c'est un pavé sur la Fin du Monde avec beaucoup de violence gratuite, de pornographie et de clins d'oeil au cinéma de SF et d'épouvante. Je vais maintenant écrire un petit volume pour une collection de « polars rock », « Mona Cabriole », en essayant d'être moins bordélique que dans « Tourville ». Après ça je reprendrai l'adaptation, mais j'ai l'intention de m'équiper pour pouvoir bosser chez moi, ce qui m'épargnera 2 heures par jour dans le RER A et me permettra d'écrire davantage. J'ai pas mal d'idées de romans en tête, et j'ai bien l'intention à terme de détrôner Harry Potter et Twilight.

Et bien tu sembles avoir aussi peu le temps de t'ennuyer que les rédacteurs de Nanarland... en tous cas merci à toi d'avoir pris le temps de répondre à nos questions !

C'est sans problème, ça m'a fait plaisir aussi. Repassez quand vous voulez. Mon appart vous est toujours ouvert, et voici son URL : www.teletourville.net. Vous m'excuserez pour les odeurs de chaussettes sales, mais le lavomatic a brûlé pendant la Fin du Monde et les voisins sont morts. Bonjour chez vous !

- Interview menée par John Nada -