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Entretien avec
Stuart Smith

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Stuart Smith

Stuart Smith est l'une des personnalités les plus intrigantes du cinéma de Godfrey Ho. Nous ne savions presque rien, jusqu'ici, du parcours de ce ninja carnavalesque, qui interpréta à grand renfort de cabotinage méchants et héros dans des chefs-d'œoeuvre comme Black Ninja, Ninja Connection ou The Ultimate Ninja. Mais tel l'Atlantide ou le Triangle des Bermudes, tous les grands mystères ont leur solution : nous sommes parvenus à retrouver la trace de Stuart, qui a bien voulu nous raconter son étonnant parcours de Maître ninja. Nous remercions chaleureusement Stuart Onslow-Smith (son nom complet) pour sa générosité et le temps qu'il nous a accordé.

Interview menée en janvier 2007 par Nikita.


Merci d'avoir eu la gentillesse de répondre à nos questions. Pour commencer, pourriez-vous nous dire quelques mots sur vous et votre parcours avant que vous vous rendiez en Extrême-Orient ?

Je suis né à Winchester, en Angleterre, mais j'ai grandi à Sydney, en Australie. Je travaillais dans l'import-export après avoir raté mes études de droit et, entre deux boulots, j'ai commencé à fréquenter un groupe qui montait, grâce à des financements publics, une petite école de cinéma et d'acteurs. Nous avons tourné quelques documentaires sur les jeunes surfeurs locaux et j'ai conduit la plupart des interviews filmées. Nous avions la possibilité de prendre 12 mois de cours de comédie et en dehors des tournages, ce boulot nous permettait d'avoir accès à volonté à tous les équipements comme les caméras et les tables de montage. J'ai alors pris un agent, Shay Martin, et j'ai commencé à travailler, d'abord comme figurant, sur pas mal de productions ABC, des soap operas australiens et quelques films. Mon agent considérait que c'est en forgeant qu'on devient forgeron et c'est ce que j'ai fait, en décrochant peu à peu des petits rôles dialogués, dans des productions plus importantes.

Quand êtes-vous parti pour Hong Kong, et quelle a été votre motivation pour quitter votre pays pour l'Extrême-Orient ?

Je suis arrivé à Hong Kong en mars 1986. Mon agent à Sydney s'occupait aussi d'une agence de voyages et, bien que j'aie adoré grandir à Sydney, je voulais partir et vivre quelque chose de complètement différent. Il m'a dit que les réalisateurs et les producteurs de Hong Kong cherchaient des acteurs occidentaux, alors j'ai vendu tout ce que je possédais à Sydney et j'ai pris un avion pour Hong Kong.

Je suis venu à Hong Kong pour faire du cinéma, rien d'autre ! J'ai dormi sur le canapé d'un ami pendant trois mois, jusqu'à ce que je décroche mon premier rôle. Ensuite, les choses ont suivi leur cours.

Dans les années 1980, il y avait de bonnes opportunités pour les acteurs occidentaux dans le cinéma de Hong Kong. A quoi ressemblait la vie d'un acteur gweilo [blanc, NDLR] à HK ? Quels étaient vos rapports avec les équipes chinoises, votre salaire, vos relations avec les autres gweilos ?

Hé bien, Le Syndicat du crime venait de sortir, Tai Pan était en tournage et l'industrie du cinéma de Hong Kong était en plein renouveau. Par chance, je me suis retrouvé au bon endroit au bon moment. Je parlais un peu le cantonnais, donc je n'ai pas eu de problèmes avec les équipes techniques. J'avais fait un peu de boxe et de Tae Kwen Do à l'école, et j'adorais le surf, si bien que j'étais toujours content de travailler avec les cascadeurs et les chorégraphes de combat ; je crois qu'ils appréciaient ça. Imaginez un peu : j'étais un jeune acteur, à Hong Kong, et je faisais des films de kung-fu. C'était vraiment cool !

De fil en aiguille, je me suis retrouvé catalogué comme méchant "gweilo", ce qui fait qu'à chaque fois qu'il y avait besoin d'un Blanc pour se faire tuer, poignarder, ou jeter du bord d'un précipice, ils m'appelaient. On appelle ça mourir pour gagner sa vie !

Stuart et Pedro Massobrio, pendant le tournage de Légitime vengeance alias L'héritier de la violence, de Ronny Yu (Legacy of Rage, 1986).

Il me fallait toujours négocier mon salaire, mais mon tarif standard était de 100 dollars américains par jour. Pas grand-chose si l'on considère le niveau de vie actuel, mais à l'époque, pour Hong Kong, c'était un salaire appréciable.

La communauté des acteurs occidentaux était assez resserrée et chacun se connaissait, ou avait entendu parler des autres. Lors des castings, nous étions toujours là pour les mêmes rôles, si bien que nous avions des rapports un peu incestueux. J'avais comme complice Louis Roth, un acteur de New York, et nous nous épaulions beaucoup. L'industrie du cinéma de Hong Kong était comme ça à l'époque.

Certains sites web ont écrit que vous aviez été cascadeur. Est-ce vrai ?

Pour ce qui est du qualificatif de cascadeur, je ne prétendrai jamais en avoir été un. Je faisais des cascades pour mes rôles autant que je le pouvais, et il m'est arrivé d'être la doublure de quelques acteurs connus, mais je laissais volontiers les experts s'occuper des cascades dangereuses.

Vous avez fait plusieurs films avec le réalisateur Godfrey Ho et son producteur Joseph Lai, de la firme IFD. D'autres acteurs occidentaux comme Richard Harrison et Bruce Baron, qui ont tous deux tourné des films de ninjas avec Ho et Lai, nous ont expliqué s'être fait arnaquer. En effet, les scènes qu'ils ont tournées ont été mélangées au montage avec de vieux films asiatiques, ce qui fait qu'au-delà du déplorable résultat artistique final, ils se sont retrouvés sans leur consentement dans davantage de films que leurs contrats ne le spécifiaient. Avez-vous vécu la même mésaventure ?

Hé bien, il ne m'a pas fallu bien longtemps pour comprendre qu'un tournage de 10-15 jours n'allait pas produire 90 minutes de film, et que, donc, quelque chose clochait. J'avais un contrat pour tant de jours de tournage, sur tel ou tel film, pour tant par jour. Après, ils faisaient bien ce qu'ils voulaient du métrage. Je ne doute pas que ce que Richard et Bruce ont raconté est la vérité. Les 10 ou 15 minutes de film tournées à Hong Kong ont été remontées avec de multiples films asiatiques de seconde zone, surtout des films thaïlandais ou philippins. J'ai travaillé avec Richard et Bruce, qui étaient tous deux des professionnels chevronnés.

Godfrey Ho.

Quels souvenirs gardez-vous de Bruce Baron, Pierre Tremblay, Richard Harrison, Louis Roth, Mike Abbott, Grant Temple, Alphonse Beni ?

Louis Roth était un très bon ami à moi ; je le regrette beaucoup. Je l'ai rencontré sur le plateau d'un des premiers films de Godfrey et j'ai failli lui casser le nez sur notre première scène en commun. C'était un dur de New York, vétéran du Viêt-nam, et un excellent comédien. Nous avons fait de nombreux films ensemble, dont « Guerres de l'ombre » alias « Guerre non déclarée ». Son intelligence et son humour pince-sans-rire sont restés dans les mémoires de ceux qui l'ont connu. Il avait un caractère assez emporté si on ne le connaissait pas, et il lui est arrivé de voler dans les plumes de certains. Il a fondé l'Actor's Studio à Hong Kong et l'un de mes meilleurs souvenirs est de l'avoir remplacé pour donner des cours lorsqu'il était absent sur l'un de ses nombreux tournages. Il n'y a rien de mieux que d'avoir la chance de pouvoir partager un peu de votre expérience avec ceux qui débutent ou qui veulent apprendre.

Stuart et Louis Roth.

Le grand Mike Abbott était un gentil géant, qui avait toujours un mot aimable pour tout le monde. J'ai surtout connu le toujours excentrique Pierre Tremblay dans le milieu du doublage à Hong Kong. Idem pour Grant Temple. Alphonse était un mec très sympa, pour autant que je me souvienne, et je crois qu'il se débrouillait bien en arts martiaux.

Mike Abbott.

Nous avons lu sur un site web que Louis Roth était impliqué dans l'écriture des scénarios et la continuité sur certains des films de ninjas de Godfrey Ho. Est-ce exact ?

Je crois que Louis était impliqué dans la réécriture de pas mal des "scénarios" dont ils accouchaient. Mais ce serait une erreur de jugement que de le considérer comme responsable. Tous ceux qui apparaissaient dans leurs films ont eu un rôle dans la réécriture de leurs dialogues car, croyez-le ou non, ces dialogues étaient encore pire à l'origine ! Louis a par contre écrit le premier scénario de « Guerres de l'ombre » et fait un peu de réécriture, avant que quelqu'un n'arrive de L.A. pour retravailler le scénar.

Dans plusieurs films, votre jeu est, pourrait-on dire, assez expressionniste. Est-ce Godfrey Ho qui vous a demandé de jouer comme cela ?

Expressioniste ? Je crois que vous êtes bien trop gentil ! Je cabotinais comme un malade sur toutes les scènes ! C'était un peu comme les vieux films hollywoodiens, où tout est exagéré. Je me souviens encore d'avoir discuté avec Bruce sur un des premiers tournages dans le parc de Kowloon ; je me demandais pourquoi le réalisateur voulait nous voir surjouer. En substance, Bruce m'a répondu que si on voulait être payé et continuer à avoir du boulot par la suite, il valait mieux faire ce qu'on nous demandait. Je pense que la phrase la plus récurrente de Godfrey était « Je ne te vois pas jouer... Joue davantage ! »

Quels sont vos souvenirs de Godfrey Ho ? Comment était-il sur le plateau ?

J'ai toujours pensé que Godfrey avait un enthousiasme juvénile. Il était comme un gosse dans une confiserie, toujours à jouer avec ses caméras et à essayer de chorégraphier des scènes de combat avec une exubérance de gamin. Comme je vous l'ai dit, il voulait toujours voir "jouer davantage" devant la caméra, et travailler avec lui sur le plateau était un peu comme d'être sur la version ninja d'un western spaghetti.

Vous donnait-on un quelconque scénario, avec de vrais dialogues, ou bien vous et les autres acteurs improvisiez-vous sur le plateau ?

Les scénarios étaient plutôt minces, pour ne pas dire plus. En général, on nous donnait un scénario à apprendre sur le chemin du tournage, une page de script ou deux qui avaient été écrites la veille par un prof d'anglais qui se faisait passer pour un scénariste. Mais par ailleurs, il y avait pas mal d'impro, car les dialogues n'avaient ni queue ni tête.

Stuart Smith sur le tournage de Black Ninja (1987).

Vous êtes-vous doublé pour la version anglaise de ces films ?

Après que j'ai fait un ou deux films avec lui, Godfrey m'a demandé si je voulais doubler ma propre voix. Ca a été le début de ma glorieuse carrière dans le doublage. Je lui dois ma gratitude, car il m'a permis de travailler pendant environ dix ans comme doubleur freelance. Tout le monde n'apprécierait pas forcément de passer de longues journées et de longues nuits dans des studios de doublage mal éclairés, mais pour un groupe de doubleurs, c'était une super façon de gagner sa vie ; c'était par ailleurs très bien payé. Nous faisions souvent les trois huit, de jour comme de nuit, en doublant tout, des blockbusters cantonnais aux soap opéras brésiliens en passant par des dramatiques TV en costume, sans oublier, bien sûr... les films de ninjas !

Là, des gens comme Pierre Tremblay étaient dans leur élément. Nous étions une drôle de bande, aux parcours très divers. Tout était doublé avec un accent américain ou "mid-atlantic" [Accent "neutre" semblable à l'américain mais dénué d'inflexions régionales, NDLR], et nous travaillions partout, des studios géants de la Golden Harvest à ceux de la télévision, jusqu'aux boîtes de production les plus minables de Hong Kong et Kowloon. C'était un groupe très soudé, pas forcément très ouvert aux nouvelles têtes, et nous travaillions très dur. Je garde en mémoire l'éternelle anecdote du doubleur plein de pognon, qui allume ses cigarettes avec des billets de 100 dollars de HK au club du Peninsula Hotel. L'industrie du cinéma était alors à son apogée à Hong Kong et la vie était belle.

Avec Simon Yam sur le tournage de Bloodfight (1989).

Certains des films de Godfrey Ho étaient apparemment tournés sur les mêmes lieux, plusieurs scènes étant tournées chaque jour pour figurer ensuite dans différents films. Tous les films de ninjas semblent avoir utilisé les mêmes quatre ou cinq décors. Pouvez-vous nous en dire plus ? En combien de temps Godfrey Ho tournait-il "un" film ? Certains effets spéciaux sont, disons, assez primaires. Cela venait-il de restrictions budgétaires ou faut-il blâmer l'incompétence de Godfrey Ho ?

Ha, les joies du tournage en décors naturels à Hong Kong ! Au début, il semblait que la plupart des films de IFD et Filmark étaient tournés dans le Parc de Kowloon, qui se trouvait en bas de la rue où ils avaient leurs bureaux. Je suis « mort » de nombreuses fois dans ce parc, durant des années ! Je crois que lorsque les foules de curieux, l'absence de toute autorisation de tournage et les policiers inquisiteurs sont devenus trop difficiles à gérer, nous avons dû bouger. Ensuite, nous avons généralement tourné dans de vieux fortins de la Seconde Guerre mondiale, sur l'une des nombreuses collines qui entourent la baie des Nouveaux Territoires. Nous partions du bureau à huit heures du matin en camionnette, pour arriver ensuite Dieu sait où ! A l'occasion, nous tournions dans les bureaux de la production, ou dans un hôtel de Saikung. Les tournages duraient en général 10 jours à deux semaines, maximum. Quant aux « effets spéciaux », je pense qu'ils étaient à la mesure de ce que nous permettait le budget, c'est-à-dire pas grand-chose.

Une statuette ninja qu'on devine de grande valeur.

Godfrey Ho a déclaré dans une interview qu'il n'avait jamais mélangé différents métrages dans le montage de ses films, mais il est parfaitement évident qu'il a pillé des scènes dans des films taïwanais, philippins ou thaïlandais, pour prendre le métrage d'un seul film et en faire trois ou quatre. Il a aussi déclaré ne pas s'être mêlé du montage des films, mais cela semble également inexact. Avez-vous des souvenirs ou des anecdotes au sujet des méthodes de travail de Ho ?

D'après ce que j'ai compris, Godfrey était impliqué dans la fabrication de ces films du début à la fin. Sur ses productions, rien ne se passait sans qu'il ne le sache. Ceci étant dit, vous devez replacer cela dans le contexte où tout, à l'époque, semblait être "Made in Hong Kong" et où l'esprit d'entreprise était au top dans la ville. Quand je suis arrivé à HK, j'ai rencontré de nombreux habitants du cru qui avaient deux ou trois boulots et bossaient dix-huit heures par jour. Avoir un visage occidental dans un film le rendait plus vendeur. Alors, pourquoi ne pas acheter les droits d'un vieux film asiatique oublié, tourner de nouvelles scènes avec des acteurs blancs, essayer de concocter un scénario, pour fourguer ça comme un produit neuf ?

Comme je vous l'ai déjà dit, je n'ai pas mis très longtemps à comprendre ça, mais j'ai toujours pensé que les droits à la distribution des films asiatiques mélangés avec le nouveau métrage avaient été légalement achetés. Il n'y a que Godfrey qui connaisse vraiment la réponse à cette question !



Les BO de films pillent allégrement (et sans doute illégalement) dans le répertoire de Pink Floyd, Tangerine Dream, Joy Division, etc. Etiez-vous assez informé pour observer la création d'un film du début à la fin ?

C'est chouette d'apprendre qu'ils ont au moins mis de la bonne musique dans les BO, même si comme vous le dites on peut mettre en doute la légalité de la chose. Enfin, à l'époque du téléchargement illégal sur internet, ça semble assez gentillet.

Avez-vous vu les films à l'époque, ou bien étaient-ils distribués uniquement à l'extérieur de HK ? Quelle est votre opinion sur les produits finis ? Aviez-vous conscience, à l'époque, de faire des mauvais films ?

Je dois avouer ne jamais avoir vu un de ces films en entier. Pour les films sur lesquels j'ai doublé ma propre voix, j'ai bien entendu vu mes scènes, mais sans plus. Mais si je me fie à l'hilarité des autres doubleurs, Martin Scorsese n'avait rien à craindre ! Des amis m'ont dit les avoir vus dans les programmes nocturnes de la télé new-yorkaise et sur les ferries entre les îles indonésiennes, et un peu partout ailleurs, j'imagine. Que je sache, ils ne sont jamais sortis à Hong Kong.


A l'époque où je faisais ces films, c'était surtout un job qui m'a permis de vivre très confortablement à Hong Kong. J'ai aussi eu pas mal de presse au fil des ans, ce qui m'a apporté un peu de notoriété. Bien sûr, ça ressemblait beaucoup à du kung-fu kitsch et surjoué, ou du moins ça l'est devenu avec les années. Quant à savoir si les films étaient mauvais ? Bien sûr qu'ils l'étaient ! Dans la chaîne alimentaire du cinéma, IFD et Filmark n'occupaient pas exactement une place de choix.

Mais de toutes façons, pouvoir "travailler" en faisant quelque chose qui vous faisait tripper était une récompense en soi. Au pire, c'était une leçon sur ce qu'il ne faut pas faire quand on joue ou quand on réalise un film, et il y a toujours quelque chose à apprendre, même sur les pires tournages.

Quel est le sens exact de la scène finale de Ninja Connection, où vous tentez d'attraper des sortes de "crapauds magiques" ? D'où tiraient-ils des idées pareilles ??

La drogue, sans doute ! Non, je plaisante. Je n'ai aucune idée de la façon dont Godfrey trouvait des trucs pareils.

Avez-vous des commentaires à faire sur votre collaboration avec lui ? Richard Harrison et Bruce Baron nous ont dit avoir été victimes d'arnaques salées de la part de Ho et Lai, comme vous avez pu le lire dans leurs interviews. Qu'en est-il pour vous ?

Durant toutes les années où j'ai travaillé avec Godfrey, je n'ai jamais eu de problème avec lui. Il était cool, amical et affable. Il ne rechignait jamais à payer la somme promise et on rigolait bien sur le plateau avec lui. Il m'a aussi donné mon premier boulot à Hong Kong, et ne serait-ce que pour ça, je lui dois ma reconnaissance.

Je comprends les commentaires de Richard et Bruce. Je pense qu'ils se sont fait rouler dans la farine. Mais ma situation était tout à fait différente : j'étais au début de ce que j'imaginais être une longue carrière au cinéma et j'étais content d'avoir du boulot, même si je devais cabotiner comme un fou.

Nous avons appris qu'il donne des cours de cinéma dans des instituts privés. Qu'en pensez-vous ? Avez-vous jamais pensé qu'il pouvait faire un bon professeur ?

Hé bien, s'il donne des cours sur l'importance de l'enthousiasme sur un plateau, je dirais qu'il est tout à fait qualifié. Il doit savoir un ou deux trucs sur la façon de tourner et de vendre des films avec des bouts de ficelles !

Comment étaient les producteurs Tomas Tang, Joseph Lai et la soeur de ce dernier, Betty Chan, si tant est que vous les ayez connus ?

Oui, j'ai rencontré les gens que vous citez. C'étaient davantage des affairistes que des créatifs. Je n'ai jamais eu aucun problème avec eux, Dieu merci !

Mike Abbott nous a dit qu'à l'époque, la politique était qu'un acteur travaillant pour IFD ne travaillait pas pour Filmark, et vice-versa. Pourtant, vous avez fait des films pour les deux sociétés de production.

Oui, Mike a raison ; il y avait une règle tacite dans la profession, qui voulait que si on travaillait pour une boîte, on ne travaillait pas pour l'autre. Ma politique à l'époque, c'était "si vous pouvez me payer mon salaire, alors je bosserai pour vous". C'est aussi simple que ça. Ils me voulaient tous les deux, et j'ai fini par travailler pour les deux. Il n'y avait pas d'exclusivité en ce qui me concernait.


Godfrey Ho utilisait semble t-il divers pseudonymes. Réalisait-il des films à la fois pour le compte de IFD et de Filmark ?

Pour être franc avec vous, je ne me souviens pas avoir vu Godfrey tourner des films pour Filmark. Tomas Tang était normalement sur le plateau, mais c'était quelqu'un d'autre qui réalisait, pour autant que je me souvienne. Je ne sais plus de qui il s'agissait.

En fait, on est allés jusqu'à se demander si IFD et Filmark n'étaient pas une seule et même firme, et que leur concurrence était feinte. Ou bien peut-être les deux sociétés se sont-elles séparées après une brouille : avez-vous des informations là-dessus ? Nous savons qu'ils avaient leurs bureaux dans le même immeuble : avez-vous entendu parler de l'incendie du Garley Building de 1996, dans lequel Tomas Tang a apparemment péri ? Savez-vous si Filmark a "piqué" à IFD la brillante idée des films 2-en-1 ?

IFD et Filmark étaient bel et bien deux entreprises distinctes, mais vous avez peut-être raison de penser qu'elles ont pu ne constituer qu'une seule et même société à une certaine époque. Il y avait beaucoup de gens, dans le cinéma de Hong Kong, qui se séparaient de leurs associés pour lancer leurs propres boîtes.

Il y avait de nombreux plagiats dans l'industrie du film de Hong Kong et j'imagine que c'est ce qui s'est passé avec la "technique" de IFD. Ils cherchaient juste à faire de l'argent et non quelque chose d'authentique ou de créatif.

J'ai entendu parler de l'incendie, mais j'ignore ce qui s'est vraiment passé. Ceci dit, rien ne me surprendrait !

Bruce Baron nous a raconté que les Triades étaient profondément infiltrées dans l'industrie du cinéma de HK, et que sur les films IFD, « leurs équipes étaient composées des pires racailles avec lesquelles [il ait] jamais eu le malheur de travailler, avec pas mal de petites frappes des Triades qui utilisaient leur boulot de technicien comme couverture ». Quelle est votre opinion sur les liens possibles entre les entreprises IFD, Filmark et la pègre de Hong Kong ?

Les membres des Triades ont toujours proliféré dans le milieu du cinéma de Hong Kong, et je pense qu'IFD ne faisait pas exception. J'ai rencontré pas mal de ces gens, dans et en dehors de l'industrie du cinéma, et je n'ai jamais eu de soucis avec eux. J'ai un certain respect pour les figures du crime organisé, en Asie comme en Occident. Il y a une certaine camaraderie parmi eux et une fois que vous connaissiez les règles et le statut de ceux à qui vous aviez affaire, alors il n'y avait pas d'ambiguïté.

Ceci dit, j'ai fait une rencontre assez terrifiante avec des gangsters de seconde zone peu après mon arrivée à Hong Kong, ce qui fait que j'ai très vite appris !

Vous avez été figurant ou second rôle sur des films comme “L’'Héritier de la violence” (1986), de Ronny Yu, avec Brandon Lee, Michael Wong et Bolo Yeung, Bloodfight (1989) avec Simon Yam et encore Bolo Yeung, ou “Guerres de l’'ombre” (1990), de Ringo Lam, avec notamment Danny Lee. C'’est-à-dire, des réalisateurs et des acteurs qui incarnaient l'’âge d’or du cinéma de HK. Les conditions de tournage et les méthodes de travail –– sans parler des chorégraphies de combat, des cascades, du jeu des acteurs et de la réalisation – –devaient être assez différentes comparées à celles de Godfrey Ho. Pouvez-vous nous en parler ?

Il est vrai que le fait de travailler avec un plus gros budget signifiait un film de meilleure qualité, mais ce n'était pas au niveau de ce que j'avais fait en Australie. C'était un vrai plaisir de travailler et de passer du temps avec Brandon Lee et ses copains de Los Angeles, sur le plateau de L'Héritier de la violence. Etant le fils de son père, il sentait peser sur lui les attentes de tout le monde. Qui pouvait espérer rivaliser avec Bruce Lee ?

Brandon était un jeune acteur talentueux, qui s'y connaissait très bien en arts martiaux, mais il ne pouvait pas égaler son père et n'en avait, de toutes façons, aucune envie. C'était du moins l'impression qu'il me donnait. Sa mort tragique a renforcé cette impression et, comme pour bien d'autres acteurs prématurément disparus avant lui, on peut juste se demander quelle carrière il aurait pu avoir.

J'ai décroché le rôle dans Bloodfight suite à un coup de bol, et c'était bien cool de tourner partout dans Hong Kong avec des vedettes reconnues.

Y-a-t-il une raison pour laquelle “Guerres de l’'ombre” est le seul film au générique duquel vous soyez crédité sous votre nom complet ?

A l'époque où j'ai filmé Guerres de l'ombre, j'ai considéré ça comme mon premier rôle "convenable" dans un film asiatique; j'ai donc utilisé mon nom complet au générique. Malheureusement, le résultat a été décevant.

Stuart dans Légitime vengeance alias L'Héritier de la violence, de Ronny Yu (Legacy of Rage, 1986).

Et pourquoi votre nom complet a-t-il été raccourci aux autres génériques ? Etait-ce pour rester discret ? Dans certains films, vous êtes crédité comme "Stuart Steen" ou "Stuart Smita" : quelle en était la raison ?

Hé bien, mon "arrangement" avec Godfrey comme avec Tomas impliquait que mon nom complet n'apparaîtrait au générique d'aucun film, et je les en remercie !

Selon IMDB, Guerres de l'ombre (1990) serait votre dernier film. Avez-vous mis un terme à votre brève carrière dans le cinéma de HK et, si c'est le cas, était-ce un choix de votre part, ou du fait d'un manque d'opportunités ? Travaillez-vous encore dans le milieu du cinéma d'une manière ou d'une autre et, si non, le feriez-vous encore si vous en aviez l'occasion ?

J'ai continué à travailler dans le milieu du doublage à Hong Kong jusqu'au milieu des années 1990. J'ai reçu des propositions après Guerres de l'ombre, mais en toute honnêteté il n'y avait rien qui m'intéressait vraiment, ou bien les contrats n'étaient pas avantageux. Il y a eu un certain nombre de films hollywoodiens qui se sont tournés en Asie à l'époque, mais je n'ai rien décroché, car j'avais du mal à produire un accent américain crédible. J'ai simplement estimé que les choses arrivaient à leur terme et que j'allais devoir, soit retourner en Australie pour faire des films, soit rester en Asie et faire autre chose. J'ai choisi la seconde solution.

J'ai reçu quelques propositions de rôles ces dernières années, mais si le rôle ne m'intéresse pas vraiment, il n'y a pas de raison que je le fasse. Je ne cours vraiment pas après l'argent !

Je suis impliqué sur un certain nombre de projets personnels « créatifs », mais ce n'est pas encore public. Le monde devra attendre encore un peu.

Avec l'acteur japonais Kurata Yasuaki dans Bloodfight (1989).

IMDB vous attribue des rôles dans des séries télé américaines comme Chicago Hope ou The Practice : Bobby Donnell et Associés, mais nous pensons que ce "Stuart Smith" doit être un homonyme. Est-ce le cas ?

Oui, c'est le cas. Je pense qu'il doit y avoir un certain nombre de Stuart Smith dans le milieu du cinéma.

Actuellement, vous semblez travailler en Thaïlande comme conseiller financier. En quelques mots, et si cela n'est pas trop personnel, pourriez-vous nous dire ce que vous avez fait entre la fin de votre carrière au cinéma et aujourd’'hui ? Comment avez-vous choisi votre nouvelle profession ?

J'ai toujours joué en bourse à Hong Kong depuis mon arrivée en 1986, donc cela m'apparaissait comme allant de soi par certains côtés. Au milieu des années 1990, l'industrie du cinéma était en déclin, du moins en ce qui concerne les Occidentaux ; il y avait moins de travail dans le doublage. Mon ami Louis Roth était gravement malade, et il y avait donc de moins en moins de raisons de persévérer.

Mon départ pour la Thaïlande est dû à mon changement de situation, mais je reviens à Hong Kong tous les mois ou tous les deux mois, pour mon travail actuel. J'ai toujours eu une relation d'amour et de haine avec cette ville. Ca pouvait être l'endroit le plus génial au monde le matin, et le pire endroit au monde l'après-midi. Mais c'est un peu comme une drogue dont on a du mal à décrocher. Je considère toujours Hong Kong comme l'un de mes nombreux foyers.

Avec le recul, quel regard portez-vous sur votre expérience dans l'industrie du cinéma ? Etait-ce une vraie passion pour vous, ou simplement un travail parmi d'autres ? La vie a-t-elle changé pour les Occidentaux qui, comme vous, vivent à Hong Kong et en Asie, depuis les années 1980 ?

J'ai toujours apprécié le milieu du cinéma, bien que j'aie passé le plus clair de mon temps à travailler sur des films pire que médiocres. Travailler dans le cinéma est un privilège dont peu bénéficient ici-bas. Je crois en notre capacité à vivre plusieurs vies en une et, bien que bouddhiste moi-même et croyant aux vies passées et à la réincarnation, je considère que nous ne vivons la vie présente qu'une seule fois. C'est sûr à 100%. Je me suis amusé pendant une bonne dizaine d'années en travaillant dans le cinéma et j'ai rencontré ou travaillé avec la plupart des grandes vedettes de Hong Kong. Les seuls mauvais souvenirs que j'en retire viennent de mes périodes sans travail.

Après huit ou neuf années assez douloureuses après la rétrocession de 1997, Hong Kong a retrouvé ses couleurs. Elle a pris certains aspects de la Chine continentale et la plupart des Occidentaux présents dans les années 80 sont partis, mais comme on pouvait s'y attendre, ils ont été remplacés par une nouvelle génération d'Occidentaux et d'expatriés. La ville a toujours cette énergie vibrante qu'on ne trouve, selon moi, nulle part ailleurs.


Avez-vous conservé une liste complète de toutes vos apparitions au cinéma ?

Hé non. Je crois que j'ai un exemplaire de Guerres de l'ombre quelque part dans ma DVDthèque.

De la part de toute l'équipe, merci beaucoup d'avoir pris le temps de nous répondre.

Pas de souci. C'était bien sympa de remonter le fil de la mémoire.

Et en dépit de ce que tout le monde, y compris moi, pourra dire sur ce qui s'est passé à HK dans les années 80, il y a toujours trois versions de chaque histoire... ma version, leur version et, enfin, la vérité !

- Interview menée par Nikita -