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Plaidoyer pour une movie-star

la pensée diagonale face à ses propres limites



"Tout cool…", J.-C. Van Damme




Bien avant Nietzsche, les Anciens avaient saisi toute la fertilité du fragment. C'est sous cette forme qu'une poignée de barbares débarqués des confins du monde connu, mi-prophètes mi-fumistes, sans doute un peu situationnistes avant la lettre, inoculèrent dans l'esprit de la cité le germe des nouvelles cosmologies et de l'Art du Concept. Leur Pensée n'était guère bavarde, elle ne s'embarrassait pas de lourds systèmes; elle semait aux quatre vents et se recueillait au travers de quelques lambeaux énigmatiques et désarticulés, qui laissaient au vide et au silence toute leur force de provocation. Et surtout, elle était toute entière portée par cette injonction non-dite, implicite mais néanmoins puissamment performative à penser diagonalement.

Mais que serait-il advenu de ce corpus pré-socratique sans l'incessant travail d'exégèse qui lui a succédé, et surtout sans cette prémisse, somme toute tout à fait contingente, qui garantissait aux archéologues du sens la pertinence de leur entreprise ? Que resterait-il de ces fragments sans une volonté plurimillénaire de leur accorder du sens ? Tout cela n'est-il pas finalement un pari sur l'absurde ? Car enfin, et si Héraclite n'avait été qu'un agité du bocal aux velléités pyromanes, Thalès un amoureux du surf inconditionnel des rave-parties d'Eleusis et Parménide un braillard de fin de banquet éructant ses sempiternelles sentences dans l'attente d'une tournée de cratyles…

Mais non, bien sûr, une telle hypothèse n'est pas réaliste ! Et pourtant, notre empressement à l'écarter n'est sans doute que le fruit de vingt-cinq siècles d'habitude culturelle. Puisque pour tous ces vénérables anciens, le Panthéon est tout acquis, la véritable question est ailleurs : serions-nous capable aujourd'hui de reconnaître l'un de ces aventuriers de la Pensée s'il venait à croiser notre route ?

Comme c'est souvent le cas, la question arrive bien trop tard… car c'est déjà chose faite en la personne de Jean-Claude Van Vaerenberg, plus connu sous le nom de Jean-Claude Van Damme. Personnage haut en couleurs, porte-parole avec Marc Dutroux et Sandra Kim d'une belgitude qui transcende les frontières, innocent du village global, cabotin logorrhéique à la crétinerie abyssale, les qualificatifs hostiles ne manquent pas pour désigner notre movie-star nationale. Et pourtant, tout cela est un peu vite expédié… A notre tour aujourd'hui de prendre le pari de nous plonger dans les textes, ou plutôt dans les fragments, car c'est peut-être ici que commence l'aventure d'une filiation oubliée qu'il convient d'exhumer contre une doxa résolument anti-vandammienne.



Il y a d'abord la forme. Chez Van Damme, Penser c'est avant tout Dire. C'est donc sous la dramaturgie du dialogue que les concepts s'animent et s'articulent, dans le déploiement d'un Logos renouant ici avec l'ambivalence de sa définition originelle. Ce Logos opère loin en amont du principe de non-contradiction aristotélicien, rendant le Verbe à toute sa fertilité poïétique. Un exemple parmi d'autres, cette superbe page sur la douleur dans laquelle la dichotomie platonicienne se voit dépassée dans le spirit, sorte de topos asymptotique où s'abolissent les contraires :"Il y a la douleur physique ou primaire, la douleur mentale… et puis il y a le spirit, qui, lui, n'a aucune douleur puisque the final conclusion of the spirit is perfection". Ou encore, parlant de l'eau, "L'eau c'est quelque chose de concret mais pas concret (…)". On voit clairement comment la pensée chemine en biais face aux pièges de la négation, qu'elle déjoue sans même livrer bataille.

Une fois admise la validité endoconsistante du discours et reconnue son admission au statut de projet philosophique, on ne peut que s'émerveiller devant la richesse de l'arsenal conceptuel déployé par Van Damme. Toute la tradition philosophique se trouve revisitée à coups de marteau. Un concept-clé semble néanmoins orienter la nébuleuse, c'est celui d'awareness; c'est par ailleurs l'un des seuls concepts dont il donne une définition stricto sensu. Être aware, c'est "être à l'attention de savoir que l'on existe". L'enjeu est clair : on touche sans doute à un nœud philosophique qui n'a jamais cessé de hanter la Pensée depuis qu'elle s'est donné pour objet son propre déploiement.

On pense bien sûr aux philosophies orientales, et à la place primordiale que ces dernières accordent à l'Eveil ou au Satori, mais cette interprétation perd en profondeur ce qu'elle gagne en exotisme, même si certaines déclarations vandammiennes font directement écho à des fragments bien connus de la Bhagavad-Gita. Plus proche de notre tradition philosophique, le parallélisme est évident avec l'epoch stoïcienne, voire avec le qaumazein principiel.

A partir de ce point d'achoppement, les références contrapuntiques à l'histoire philosophique sont légions; réactualisation du mythe de l'Eternel Retour ["(…) Le cycle du Cosmos dans la vie, c'est une grande roue (…) faite de feelings"], réfutation du sensualisme (avec de sublimes pages sur le feeling comme mode de communication dépassant le langage codé sans toutefois parvenir à la perfection du concept), mise en perspective de la forme a priori du Temps ("Parce qu'on a créé une réalité, on a créé le Temps (…) ).. La place nous manque ici pour énumérer de façon exhaustive l'espace conceptuel dessiné par le mouvement de la Pensée vandammienne. Les pistes d'investigations par contre ne manquent pas pour un aspirant philosophe désireux de défricher de nouveaux horizons…

Interférence… On repense à la "Guerre du Feu"; on revoit cette scène nodale où le personnage de Naoh, parvenu à l'issue de sa quête prométhéenne (et ce par une prodigieuse ellipse temporelle qui déplie en deux heures de film plusieurs millénaires d'histoire proto-humaine), assiste pour la première fois à la domestication du feu par ceux de l'Autre tribu; le film tout entier se retrouve alors en abyme dans son regard poignant et incrédule quand, soudainement extrait de l'indifférenciation primordiale, il gagne avec la maîtrise du feu l'accès à la subjectivité pensante et à l'individuation. Mais à cet instant, il est encore un animal, un réceptacle bien trop étroit pour le Savoir qui s'y déverse de force. Le voilà contraint de penser l'impensable. Ce qu'il subit est bien plus qu'une injonction, c'est un viol...



Et c'est là une autre façon d'interpréter l'odyssée vandammienne, peut-être pas si éloignée de la première; le spectacle d'un homme dont l'intellect se heurte à ses propres limites, tandis qu'une sourde intuition l'enjoint à en explorer la face extérieure. Et cette ignorance par le réceptacle du réel Savoir dont il est le dépositaire n'entache en rien la valeur messianique du message qu'il délivre. Car, comme l'écrivait Farid Ud-Din Urid dans le "Colloque des Moineaux", "C'est souvent d'une douce ignorance que se nourrit l'appétit du Prophète".

Pierre Chevalier