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Cobra Vs Ninja
(1ère publication de cette chronique : 2004)Titre original : Cobra Vs Ninja
Titre(s) alternatif(s) :Cobra against ninja
Réalisateur(s) :Godfrey Ho
Année : 1987
Nationalité : Hong Kong
Durée : 1h30 environ
Genre : Post-dadaïste
Acteurs principaux :Richard Harrison, Stuart Smith, Paul Branney, Alan Friss, Gary Carter
« L’Orient et l’Occident ne peuvent plus être séparés », écrivait Goethe. Qui mieux que Godfrey Ho, digne héritier des romantiques allemands, pouvait illustrer cette maxime ? Par sa fameuse série de films "2 en 1", Ho allait non seulement reprendre à son compte le mot de l’écrivain, mais le sublimer, en soudant littéralement l’Orient et l’Occident, gravant dans le marbre leur union spirituelle par un mélange de métrages dont l’indissoluble dadaïsme godardien symbolisait telle une sculpture post-moderne l’union de deux continents. L’Orient et l’Occident, ou plutôt l’Orient EST l’Occident, jeu de mot typiquement lacanien illustré par une cagoule de ninja multicolore. Les traditions millénaires du Japon sublimées par les couleurs criardes de Ronald Mc Donald : toute la problématique de l’œuvre godfreyhoienne est là.
Avec « Cobra Vs Ninja », Godfrey Ho (qui, modestie de l’artiste parvenu à son zénith, laisse au générique la place à son producteur Joseph Lai) franchit un nouveau cran vers le sublime en poussant à son extrême limite le concept du 2 en 1 ninja. Comment faire du rien avec pas grand-chose, comment étirer le récit jusqu’à son point de rupture, comment redéfinir le jeu d’acteur par sa négation même : c’est un véritable manifeste de l’art brut que nous offre ici Godfrey, dont la parenté phonétique avec Godard n’est qu’un indice de plus pour qui sait reconnaître le véritable esprit novateur. Artiste complet, en perpétuel questionnement sur lui-même, Godfrey Ho confronte son style à ses propres contradictions : le 2 en 1 asiatique peut-il en effet survivre à l’extrême disparité qualitative de ses éléments ? Ou, comment mélanger des scènes de ninja dont le surréalisme leur confère un statut de véritable manifeste du genre avec un polar thaïlandais dont la mollesse et l’inintérêt confinent à la négation du cinéma ? Face à cette problématique auto-imposée, Godfrey Ho déploie toutes les palettes de son talent protéiforme et fait de l’extrême distorsion de la diégèse un atout pour auto-régénérer son art.
Richard Harrison : l’abstraction pure du jeu d’acteur au service de la re-création du récit.
Un ninja chevelu, évident clin d’œil à « Hair », de Milos Forman (interprété par le gweilo Gary Carter).
Film-gigogne à l’image de « La Mauvaise éducation » de Pedro Almodovar, « Cobra Vs Ninja » a ceci de supérieur en ce que sa richesse d’interprétation se situe non dans la narration elle-même, mais dans son substrat. Tel un diamant filmique aux mille reflets, « Cobra Vs Ninja » arbore fièrement son statut d’expérience-limite de l'image-mouvement chère à Gilles Deleuze, en proposant des niveaux d’interprétation dont la profondeur fera sans nul doute demain les délices de toutes les écoles de cinéma. En nous proposant de suivre l’affrontement entre le Maître ninja Gordon (Richard Harrison) et le ninja dévoyé Cobra (Stuart Smith), Godfrey Ho nous invite à un travail de réflexion dont les références tout à la fois psychanalytiques et politiques constituent un outil d'analyse sur l’évolution du septième art.
Stuart Smith réinvente le jeu d'acteur du cinéma expressioniste allemand.
Le choc entre Gordon, noble guerrier d’un autre âge, et Cobra, ninja moderne, affairiste et fourbe, se situe certes au niveau du conflit père-fils, le fils maudit désirant ici tuer le père trop parfait, modèle inatteignable et donc castrateur. Mais outre le conflit générationnel, le duel se situe sur un plan plus politique : les valeurs ancestrales de noblesse et de probité de Gordon se heurtent à la cupidité de Cobra, qui s’enrichit en pariant sur le résultat des combats de ninja auxquels participe Gordon, trahissant ainsi le code de l’honneur ninja. Les valeurs millénaires de noblesse et de désintéressement se trouvent alors, en une parabole typiquement marxiste, corrompues par l’appât du gain de l’Occident moderniste. L'envoi par Cobra de la "carte de défi ninja" à chacun de ses futurs adversaires, telle un vulgaire bristol, n'est-il pas par ailleurs une brillante allégorie de la formalisation impitoyable des rapports humains dans nos sociétés modernes ? Comme dans « The Ninja Squad », Godfrey Ho n'oublie pas de poser la douloureuse question de l'intégration professionnelle des ninjas, les anciens élèves de Gordon (les héros du métrage asiatique) étant réduits à officier pour la pègre. Les limites de la reproduction sociale se trouvent ici stigmatisées, en un véritable défi à Pierre Bourdieu.
Ainsi, le visage consterné, accablé, vide de toute expression autre que l’ennui, de Richard Harrison, prend toute sa réelle dimension, le non-jeu n’étant qu’interprétation en creux. Héros crépusculaire à la John Ford, digne de John Wayne dans « La Charge héroïque », Richard Harrison incarne à merveille la détresse du noble guerrier qui sent son monde de bravoure et de droiture lui échapper. A l’opposé, le jeu expressionniste d’un Stuart Smith au sommet de son art n’est-il pas la parfaite illustration d’un monde moderne dénué de valeurs spirituelles et donc réduit à l’outrance extérieure de par la pauvreté même de sa vie intérieure ?
Stuart Smith réinvente le jeu d'acteur du cinéma burlesque muet.
Non-jeu et Sur-jeu extrêmes, dans leur distanciation toute brechtienne, se rejoignent en une même charge symbolique sous la caméra inspirée de Godfrey Ho, poète de la décadence du monde moderne. Le thème spenglerien du déclin de l’Occident se trouve ici rapproché, en une magistrale synthèse, de celui de la chute des valeurs ancestrales de l’Asie.
Mais cette richesse thématique ne serait rien si elle n’était rejoint par une authentique luxuriance formelle qui fait de Godfrey Ho l’authentique héritier cinématographique du mouvement pictural fauviste ; couleurs chatoyantes et fascinantes de tenues ninja, mauve pailleté pour Stuart Smith, violet et argent, puis rouge ketchup et jaune canari pour Richard Harrison : le choc chromatique est si fascinant qu’il relègue « Pierrot le fou » de Jean-Luc Godard au rang de simple plaisanterie. Pour contrebalancer l’intensité de ces moments, la garde-robe chamarrée des acteurs des scènes asiatiques est là pour garantir des passages plus modérés sur le plan du choc visuel, mais dont la richesse n’en rappelle pas moins l’hypnotique décadence du « Satyricon » de Fellini.
Fashion victims en Thaïlande.
Puisque nous parlons des scènes asiatiques, il convient de souligner l’audace de Godfrey Ho, qui, tel un Alain Robbe-Grillet chinois, joue des attentes du spectateur afin de mieux les décevoir, mélangeant ses scènes de ninja les plus abouties avec le film asiatique le plus médiocre qui puisse se trouver, un polar thaïlandais à l’intrigue nébuleuse et endormie. Ce n’est là que l’un des paradoxes de ce nouveau Samuel Beckett : la fiction n’est qu’un jeu, semble nous dire Godfrey Ho. Réveillez-vous ! Ne restez pas endormis devant ce polar thaïlandais, la vie est là, dehors, qui vous attend ! Protestez, réagissez, faites-vous rembourser votre DVD ! Autant de procédés propres à faire réagir le public, exigeant même sa participation : les films de Godfrey Ho sont un véritable spectacle vivant. Par cette audacieuse distorsion de la diégèse, « Cobra Vs Ninja » devient un chaudron bouillonnant, exigeant à tous les instants un rôle actif du spectateur.
Une VHS coréenne.
Artiste post-moderne, héritier, par sa capacité à provoquer le public, des actionnistes viennois des années 70, Godfrey Ho réussit une audacieuse synthèse, mêlant les thèmes chers à la mythologie fordo-hawksienne à une dénonciation en filigrane de la marche du monde. Moraliste autant qu’artiste, innovateur responsable de mille expérimentations qui auront fait faire au cinéma des pas de géant, Godfrey Ho aura révolutionné la syntaxe godardienne tout en annonçant par ses mélanges de scènes occidentales et asiatiques, l’inévitable mondialisation de l’économie et de la culture. Le désarroi du créateur face à la décadence du cinéma en tant qu’Art est ainsi tout entier symbolisé dans ces bandanas « Ninja » portés par les personnages, dérisoire et sublime affirmation identitaire. Mais la coupure même du mot, séparé en deux parties, « Nin » et « Ja », n’est-elle pas, dans son paradoxe lacanien, la marque finale de sa perte de sens ? Le Ninja, accablé dans son essence même par la marche du temps, n’est ainsi plus qu’un « Nin-Ja », soit l’ombre de lui-même… Réaction d’un artiste vrai, altermondialiste avant l'heure, face à la marchandisation future de son art, « Cobra Vs Ninja » est une salutaire réinvention de la forme cinématographique, dont la fraîcheur, toujours intacte, nous fait espérer qu’encore aujourd’hui, un autre monde, où le vrai cinéma aurait sa place, est possible. Tout simplement grand.
Note : 4.5 pour les scènes occidentales, 0.5 pour les scènes asiatiques, soit une moyenne de 2,5.