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Entretien avec
Gill Van Wagoner

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Gill Van Wagoner

Très fortement inspiré par le Délivrance de John Boorman, Eaux sauvages (1979) suit un groupe de vacanciers partis faire du rafting sur le fleuve Colorado, et qui vont se faire trucider un à un par un mystérieux tueur. C’est un whodunit fauché, s’étirant à un rythme absolument mortel, mais sublimé par un des doublages les plus drôles qu’on puisse imaginer. Comme son prédécesseur, le tout aussi désarmant Wendigo (1978), Eaux sauvages porte la marque indélébile de son singulier auteur, Paul Wesley Kener, disparu d’un cancer en 2020. Il fait partie de ces oeuvres obscures qui ont marqué Nanarland, et dont on a très envie d’apprendre comment elles ont été conçues. Il y a quelques années, nous avons eu l’occasion de discuter un peu avec Gill Van Wagoner, un des principaux acteurs du film, et de recueillir ses souvenirs. Soyons honnêtes : il ne nous apprend rien de bien bouleversant. Mais les informations sur Eaux sauvages sont tellement rares que nous avons malgré tout choisi de publier cette petite interview.

Propos recueillis le 9 décembre 2016 par John Nada.


Comment avez-vous été amené à jouer dans Eaux sauvages ?

Gill Van Wagoner dans le rôle de Dave Savage, moniteur de rafting.

Au début des années 1970, j'étais le serein Président et Directeur Général de Mount Aire International Productions, une société de production de films, ainsi que le Vice Président en charge de la Publicité et des Relations Publiques de l'Association des Cascadeurs de l'Utah. Mount Aire s'apprêtait à débuter la production d'une comédie sur la Guerre du Viêt-Nam. Nous avions réussi à réunir l'essentiel du budget quand l'argent a soudain disparu. Notre Responsable des Finances, qui était à Scottsdale, Arizona, s'est volatilisé avec l'argent. En tant qu'entreprise, on nous a conseillés de déposer le bilan et c'est comme ça que Mount Aire International Productions a cessé d'exister du jour au lendemain.

L'Association des Cascadeurs de l'Utah avait besoin de bosser, alors j'ai démarché tous les gens de l'Utah travaillant de près ou de loin dans le cinéma ou la télévision pour essayer de trouver du boulot. J'avais déjà rencontré Paul Kener à l'occasion d'un précédent projet, pour lequel il avait embauché un des membres de notre groupe de cascadeurs [Nanarland: le projet en question pourrait être The Streak Car Company (1974) ou Wendigo (1978)]. J'avais entendu dire qu'il préparait un nouveau film et je lui ai proposé nos services. Il m'a répondu qu'il n'aurait pas besoin des Cascadeurs de l'Utah, mais qu'il était à la recherche de son acteur principal pour Eaux sauvages, et que je correspondais justement tout à fait à ce qu'il cherchait. Il m'a donc proposé le rôle. Après une longue discussion à propos de son film, j'ai accepté. Environ un mois plus tard, je me retrouvais sur les berges du fleuve Colorado, vers Moab, dans l'Utah.

Arleen Farrell maquillant Gill Van Wagoner sur le tournage d'Eaux sauvages.

Pourriez-vous nous parler un peu du reste du casting ? Quels profils avaient-ils ?

Les comédiens formaient une bande de personnages pour le moins atypiques. Il y avait un banquier à la retraite, le Président du Parti Démocrate de l'Utah, des mères célibataires, un négociant en pierres précieuses, et d'autres encore dont on ne savait absolument rien.

Clayton King [Nanarland : qui jouait le personnage de Mike], un culturiste, était vraiment un chic type. C'était quelqu'un d'extrêmement sociable, qui était tout le temps en train de blaguer et de déconner.

Gill Van Wagoner (dans le rôle de Dave Savage) et Clayton King (dans le rôle de Mike).

Mike Wactor [Fry] était du type charmeur, toujours prêt à aider, toujours avec le sourire.

Bridget Agnew [JoAnne] était une femme d'une bonne humeur communicative.

Bridget Agnew, dans le rôle de JoAnne (qui a une insupportable voix de vieille rombière dans la version française !).

Je me souviens de Ron Berger [Doc Rogers] comme quelqu'un qui était à l'écoute et se préoccupait des autres.

Pat Comer [Darrell] était lui aussi culturiste, et sortait tout juste de la puberté.

Rasheed Javeri [Mahomad] était comme un oiseau tombé du nid, tellement naïf. Chaque fois qu'on descendait un rapide, il se blottissait au milieu du bateau, se cramponnait aux cordages et hurlait « Oh mon Dieu, on va tous mourir ! », encore et encore.

Dewa DeAnne [Susie] - regardez-la… que dire de plus ?

Susie (Dewa DeAnne) flirte avec Sheik Mahomad (Rasha Javeri) en buvant de la crème de whisky.
« - Je t'achèterai toute la crème de whisky du monde, car tu es la première femme qui m'ait tenu la main.
- C'est vrai ? Jamais aucune femme ne t'a tenu la main ?
- Non. J'ai pas de soeur. »


Valerie Kittel [Rhonda] – Je la trouvais extrêmement sexy.

So Mickelsen [Ivy] avait des origines en Polynésie, et quand il parlait des îles ça vous donnait vraiment envie d'aller là-bas. Il était de nature très affable.

So Mickelsen, dans le rôle d'Ivy. Présenté dans le film comme « le premier Noir à faire du rafting sur le fleuve Colorado », son personnage est, sans surprise, le premier à mourir, poussé du haut d'une falaise par le mystérieux tueur.

Doug Warr [Leo] était un homme calme et discret, mais dont on sentait qu'il avait une grande force intérieure. [Nanarland : c'est aussi lui qui a composé et interprété la chanson Savage Water qui sert de thème au film]

Doug Jones [Dean Farris], le gamin, était exactement le même dans la vie qu'à l'écran.

Gene Eubanks [Doug Farris], qui jouait son père, était un homme calme et réservé.

Clayton King (Mike), Gill Van Wagoner (Dave Savage) et Mike Wactor (Fry), discutant sans fin sur la suite à donner à leurs aventures nautiques.

Comment s'est passé le tournage ?

Nous avons tourné au cours de l'été en 1978. Naviguer sur le fleuve Colorado, bordé de falaises rouges, fut une expérience indescriptible. La première nuit au bord du fleuve, au moment d'établir notre campement, j'ai fait équipe avec Clayton King. On déroule nos sacs de couchage, on s'apprête à s'allonger et là, on se rend compte qu'on vient de déranger un crotale diamantin d'environ 1 mètre cinquante de long. Il a disparu au milieu des rochers, malgré les efforts parfaitement vains de Clayton pour l'écrabouiller. Je n'ai pas très bien dormi cette première nuit. [Nanarland : à noter que dans le film, le tueur glisse un serpent identique dans le sac de couchage du jeune Dean, qui se fait mordre. L'anecdote de tournage rapportée par Gill Van Wagoner pourrait bien avoir inspiré l'ajout de cette scène à Paul W. Kener.]

Le saviez-vous ? Le crotale diamantin de l'Est (Eastern Diamondback Rattlesnake) est la plus grande et la plus massive espèce de Crotalus, avec un record de 2,4 m de longueur pour un poids d'environ 7 kg. Il fait partie des plus lourds serpents venimeux. [photo de Paul Sutherland pour le National Geographic]

J'ai observé les professionnels qui nous accompagnaient sur le tournage et nous emmenaient sur le fleuve. Nos personnages dans le film – ceux chargés des embarcations et de la navigation – étaient clairement calqués sur eux. On parlait comme eux, et on leur ressemblait même physiquement. En fait le scénariste du film, Kipp Boden, était lui-même un gars du coin féru de rafting.

Le tournage n'a pas toujours été une partie de plaisir. Dans les eaux du Colorado, il y avait de petits poissons qui se collaient à nos jambes comme des ventouses, et des insectes aquatiques qui nous piquaient et nous mordaient, ça nous laissait des cloques sur la peau et quand les cloques éclataient, la peau dessous restait blanche et ne bronzait plus. Malgré tout, aucun d'entre nous ne s'est jamais plaint de nos conditions. En fait, de tous les films sur lesquels j'ai eu l'occasion de travailler, je n'ai plus jamais retrouvé d'un esprit d'équipe et de camaraderie comme celui que nous avions sur Eaux sauvages.

Dave Savage initie longuement les protagonistes du film aux dangers de la datura, l'herbe du diable. De quoi gratter encore quelques précieuses minutes de remplissage pour le réalisateur, prêt à toutes les bassesses pour arriver à 1h30 de film.

Que pensez-vous d'Eaux sauvages en tant que film ?

Dès le début, j'étais préoccupé par le fait que Paul Kener tourne en 16 mm, alors qu'il m'avait dit qu'il tournerait en 35 mm. Eaux sauvages avait un budget de 500 000 dollars, et il m'a dit qu'il n'avait pas les moyens de tourner en 35 mm. Je n'ai jamais aimé le rendu ou la texture des films en 16 mm. Nous avons passé deux semaines sur le fleuve Colorado. Nous sommes ensuite rentrés à Murray, dans l'Utah, pour terminer quelques plans en intérieur. Et puis on a attendu.

J'ai pu parler avec tous les comédiens depuis le tournage d'Eaux sauvages, et absolument tous se plaignent de la même chose : Paul Kener n'a jamais payé aucun d'entre nous.

Un article sur le film publié dans le journal local "Deseret News", le 26 juillet 1978 (vous pouvez faire « clic droit - ouvrir l'image dans un nouvel onglet » pour l'afficher en pleine résolution).

Le réalisateur Paul Wesley Kener (alias Paul Kiener), décédé le 18 juillet 2020 d'un cancer.

Je dois vous avouer que je suis devenu assez amer après m'être risqué sur un autre projet aux côtés de Paul Kener et du producteur Raymond H. Smith [Nanarland : producteur sur Wendigo et Eaux sauvages]. Il s'agissait d'un projet de film sur le tueur en série Ted Bundy, qui devait s'appeler The Obsession of Ted Bundy. J'avais écrit le scénario, effectué toutes les recherches sur le sujet, et il était prévu que j'occupe le poste de second réalisateur. Le film devait se produire sous la bannière d'une nouvelle entreprise, baptisée Western International Pictures. Paul Kener a réussi à me convaincre d'en devenir le Président, de sorte que je devenais le responsable légal en cas de problèmes financiers. C'est exactement ce qui s'est passé quand Paul Kener et Raymond Smith ont quitté le navire et m'ont laissé seul me dépatouiller avec le fisc. J'ai beaucoup appris de cette expérience, mais j'en ai aussi beaucoup souffert. J'ai entrevu le côté sombre de cette industrie, celui dont je voulais absolument rester éloigné. Alors après ça j'ai définitivement abandonné ce business.


Un article sur The Obsession of Ted Bundy publié dans le journal floridien "The Palm Beach Post", le 11 mars 1984.

La dernière fois que j'ai entendu parler de Paul Kener, ça devait être vers 2014, quand il s'est présenté chez moi sans crier gare. Comme je n'étais pas là, c'est ma femme qui est venue lui ouvrir. Il lui a donné une copie d'Eaux sauvages en DVD, toujours aussi granuleuse, et lui a dit qu'il souhaitait me parler. Il lui a laissé son numéro de téléphone. Je l'ai rappelé juste pour voir ce qu'il me voulait. Il m'a expliqué qu'il habitait désormais à Palm Springs, en Californie, et s'apprêtait à mettre en chantier une nouvelle production, titrée The Gold of Cataract Canyon. Il voulait que j'y participe, mais j'ai fermement refusé. Paul n'a jamais su comment raconter une histoire à travers un film, et je crois que c'est pour ça qu'il voulait que je me joigne au projet. Mais on ne risquait pas de m'y reprendre. Paul était un beau parleur, mais sa langue était fourchue.

Cataract Gold (2017), le dernier film écrit, produit et réalisé par Paul Kener.

- Interview menée par John Nada -