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Gunda

(1ère publication de cette chronique : 2010)
Gunda

Titre original : Gunda

Titre(s) alternatif(s) :Aucun

Réalisateur(s) :Kanti Shah

Année : 1998

Nationalité : Inde

Durée : 2h09

Genre : Un justicier dans le bidonville

Acteurs principaux :Mukesh Rishi, Mohan Joshi, Mithun Chakraborty, Shakti Kapoor, Ishrat Ali, Rami Reddy, Harish Patel, Deepak Shirke

John Nada
NOTE
3.75/ 5


Ce qu'il y a de bien avec les Indiens, c'est qu'ils n'ont jamais peur d'en faire trop. Quelles que soient les limites que vous pensez pouvoir fixer à la notion de plausibilité au cinéma, quel que soit le point où vous situiez la frontière qui sépare le bon goût du mauvais, le rationnel du pur n'import'nawak, soyez certains que les Indiens sont déjà allés bien au-delà. Parce que les Indiens, ils voient loin et ils voient grand !

Affranchies du carcan de la vraisemblance et méprisant la demi-mesure, les cinématographies du sous-continent indien pullulent ainsi d'œuvres débridées, au style sans nuance, où tout ce que le public occidental jugerait excessif semble constituer la norme. Cette générosité à tout crin se traduit à tous les niveaux, avec le sympathique décalage culturel que l'on sait.


Bollywood, le cinéma où tout peut arriver (y compris les faux-raccords jour/nuit).

Mais alors, "un film Bollywood a-t-il vraiment sa place sur ce site ? Dès lors, ne faudrait-il pas y ajouter un large pan de la production indienne, en une réappropriation culturelle un peu facile qui jugerait l’œuvre selon des critères n’entrant normalement pas en vigueur au vu des spécificités de ce cinéma ?" se demandait très justement Drexl en introduction de sa chronique de Kranti. Je vous répondrai rigoureusement comme lui : oui mais non. Car Gunda se démarque avec fracas du tout-venant de la production bollywoodienne en ayant accédé au rang de nanar dans son pays d'origine, le public indien lui-même jugeant le film excessivement mauvais.


Ecoutez-moi bien, parce que je ne vous le dirai qu'une fois...



JE JOUE MAL !!!!!

"Depuis sa sortie, Gunda fait l'objet d'un véritable culte parmi le public pan-indien du fait de son intrigue rebattue, ses personnages absurdes, ses dialogues à double-sens aux rimes ineptes, son jeu outrancier et sa facture grossière de film à petit budget. Il constitue un exemple de film devenu populaire du fait qu'il soit "tellement mauvais que ça en devient drôle", au même titre que des productions hollywoodiennes comme Plan 9 from Outer Space ou Manos: The Hands of Fate."

A l'instar d'autres critiques en anglais trouvables sur le web (comme celles de l'Indian Times ou du Mumbai Mirror), cette citation de la page wikipedia consacrée à Gunda donne bien la mesure d'une oeuvre brute, fascinante d'idiotie même pour le public à qui elle se destinait.


Du charisme en veux-tu en voilà.

Gunda, c'est avant tout un drame aux accents shakespeariens, le triste récit d'une escalade dans la violence aux conséquences tragiques. En gros : la super vengeance d'un super gentil contre de super méchants. Le méchant ultime de Gunda, c'est Bulla, parrain de la pègre à la luxuriante moustache que les premières minutes du film nous montrent asseoir son pouvoir, en éliminant tout d'abord son principal rival, puis un politicien local remplacé par un autre, véreux, qui pourra ainsi assurer sa protection en haut lieu. Le commissaire de police du coin étant lui aussi une grosse ordure corrompue jusqu'à la moelle, rien ne semble pouvoir entraver les agissements criminels de l'abject Bulla, jusqu'à l'intervention inopinée du preux Shankar.


Le détestable Bulla, interprété par un Mukesh Rishi qui cabotine avec une fureur exaltée. Un acteur abonné aux rôles de super méchant, dont on avait déjà pu apprécier la moustache XXL et le regard exorbité dans "Garv: Pride and Honour" et surtout "Vijayendra Varma - Power of an indian", où son coeur de terroriste pakistanais finissait transpercé par la hampe d'un drapeau indien !

Shankar est un héros, un vrai. Il a le regard dur, les poings fermes et le visage tanné comme le cuir d'un tambour qui aurait rythmé mille batailles. Plus que le Charles Bronson indien, Shankar est l'équivalent à lui seul d'une armée de Dirty Harry, de John McLane, de John Matrix ou de Jack Bauer. D'une héroïque intrépidité, d'une probité à toute épreuve, d'une virilité qu'on ne saurait mettre en doute, il est le dernier rempart contre la racaille. Accessoirement, il semble travailler comme coolie à la fois sur un aérodrome et un port de marchandises, deux décors récurrents du film.


Shankar, notre héros.

Shankar ayant la manie d'être toujours au mauvais endroit au mauvais moment (faut dire aussi que la moitié des scènes d'action en extérieur se passent sur les docks ou l'aérodrome où il semble travailler), ses interventions salutaires contre les sbires de Bulla provoquent la colère de ce dernier. Ainsi va s'enclencher un cycle d'attaques et de représailles allant crescendo, qui verra Shankar perdre successivement sa soeur Geeta, violée et tuée, son père policier, qui réclamait justice auprès de son supérieur corrompu, puis sa fiancée Ganga, seul son singe Tinku échappant aux sicaires de Bulla (détail qui aura son importance lors du combat final). Il n'en fallait pas plus, mais sans doute pas moins non plus pour que Shankar se décide à appliquer une justice expéditive dans la grande tradition du film sécuritaire.




Vengeance au p'tit coin.

Dans le rôle de Shankar, on retrouve Mithun Chakraborty, une des figures les plus populaires du cinéma indien de ces 30 dernières années. Après avoir débuté en 1976 dans "Mrigaya", film pour lequel il obtiendra le trophée d'acteur de l'année en Inde, Mithun a véritablement accédé à un large vedettariat grâce au cultissime "Disco Dancer" (1982) et ses avatars, "Kasam Paida Karne Wale Ki" (1984) et "Dance Dance" (1987), avant de se spécialiser peu à peu dans les rôles de justicier urbain en perpétuelle lutte avec la pègre et la corruption. Au milieu des années 1990, en voie de has-beenisation aiguë, il décide brusquement de quitter Bombay/Mumbai pour la station touristique d'Ooty, où il gère un complexe hôtelier, et se coupe dès lors du circuit des productions bollywoodiennes "haut de gamme". Mais Mithun n'arrête pas le cinéma pour autant, bien au contraire : profitant de sa notoriété imputrescible dans les régions rurales de l'Inde, il enchaîne à un rythme de stakhanoviste les petites productions en langues hindi mais aussi bengali, oriya et bhojpuri, tournant dans plus de 80 films de série B, C voire Z en l'espace d'une dizaine d'années ! Il fera finalement son comeback dans l'industrie bollywood mainstream en 2005. Ainsi s'explique la présence légèrement compromettante d'une vedette comme Mithun Chakraborty dans une production aussi guenilleuse et famélique que "Gunda", datée de 1998.


Mithun, le justicier à bicyclette.

Le réalisateur Kanti Shah est quant à lui un authentique tâcheron, au sens le moins noble du terme, dont l'IMDB peine à recenser tous les forfaits (pour avoir vu "Munnibai", "Khooni Shaitan" et "Pyaasa Haiwan" du même cinéaste, l'auteur de ces lignes peut vous confirmer la constance du monsieur dans la nullité décomplexée). Un artiste qui semble avoir banni les mots "fin" et "léger" de son vocabulaire, au profit d'un seul motto : vous en offrir toujours plus avec toujours moins. D'où une merveilleuse propension chez lui à verser dans la grandiloquence permanente, la surenchère systématique, aux dépens de toute vraisemblance.


Un faux raccord d'anthologie parmi d'autres. Ici, nous sommes au début d'une séquence où Shankar fait face à une armada de véhicules qui s'arrêtent devant lui et coupent le moteur.



Milieu de la séquence : les véhicules sont soudainement alignés en deux colonnes distinctes.



Fin de la séquence : les mêmes véhicules forment maintenant une sorte de cercle désordonné.

Ainsi, Gunda se déroule dans une réalité très différente de celle dans laquelle nous vivons vous et moi. Dans Gunda, chaque interaction entre deux corps s'accompagne d'un bruitage tonitruant. A titre d'exemple, quand on pose la main sur l'épaule de quelqu'un, cela produit un bruit proche du claquement d'une portière de voiture (en fait, C'EST un bruitage de portière de voiture). Dans Gunda, quand un protagoniste est envoyé au tapis, il peut très bien se relever en exécutant un salto défiant toutes les lois de la gravité, un peu comme si sa chute avait été repassée à l'envers (ce qui est bien sûr le cas). Dans Gunda, lorsqu'on se bat contre des méchants, il n'y a rien d'étonnant à ce que le décor change plusieurs fois, comme ça, en plein pugilat : hop, je te colle un bourre-pif sur un aérodrome ! Et hop, j'enchaîne sur un coup de boule dans une carrière de sable ! Flip-flap, je te finis à coups de pieds sur les docks d'un port de marchandises. Dans Gunda, les décors, c'est un peu comme un fond d'écran sur son ordi : un truc qui sert à faire joli et dont on peut changer chaque fois qu'on en a envie, comme ça, sur un coup de tête. Dans Gunda, il est possible de voir déferler sur vous plusieurs dizaines de véhicules et qu'il n'en descende qu'un total de... six sbires (situation qui se produit quand même par deux fois !).


Gunda, c'est plus fort que toi.

Faux raccords, ellipses, raccourcis, bifurcations et autres facilités capillotractées s'accumulent au point de semer le doute : s'agirait-il d'une licence poétique ? On serait presque tenté de le croire, tant Gunda prend parfois des allures de captation de spectacle vivant, avec ses protagonistes alignés face caméra comme sur une scène de théâtre, ses dialogues ronflants déclamés de façon artificielle et ses rebondissements terrifiants de candeur, qui confinent peu à peu au comique de répétition (insistons sur le fait que les agissements des gredins sont quasi systématiquement perturbés par l'arrivée sautillante et primesautière de Shankar, débarquant en plein ramdam comme dans une mauvaise pièce de boulevard).


Une des entrées en scène sautillantes et primesautières dont Mithun a le secret.

Gagnés eux aussi par l'obsession de la surenchère, les dialogues versent dans un lyrisme de pacotille, et traduisent une recherche permanente de la métaphore qui tue. En guise de morceau choisi, qu'on se représente Shankar faisant face à ses ennemis jurés et pointant vers eux un index lourd de menaces : "Tout comme la gare, à l'arrivée du train, se met à vibrer et à trembler, de même vous vous mettrez à trembler en me voyant arriver !". Pour gagner en intensité dramatique, les répliques qui égayent ce joyeux concours de slips sont systématiquement amplifiées par un effet de réverb' façon "grotte" ou "hall de gare", qui achève d'anéantir toute trace de subtilité.


"He must be baked on the pan of death !" (il doit être cuisiné sur la poêle de la mort)



"Ta situation devant nous est comme celle d'un morceau de tissu face à une paire de ciseaux !"



"Si je suis un morceau de tissu, je serai votre linceul !"

Cette succession de dialogues comiques et de bastons brouillonnes est seulement interrompue par les inévitables séquences chantées et dansées, hélas sans grand intérêt si ce n'est faire office de respirations. Chorégraphiées de façon sommaire, filmées de façon morne, avec des décors et costumes réduits au strict minimum : il ne s'agit visiblement pas de ce qui intéresse le plus le réalisateur, dont on devine qu'il ne fait que se plier ici à un cahier des charges. Ce qui l'intéresse, Kanti Shah, c'est filmer les méchants faire des méchancetés et le justicier se faire justice, avec un maximum de cris, de sang et de bruitages qui donnent mal à la tête. D'une facture laborieuse et on ne peut plus rudimentaire (trame basique, travail photo inexistant, montage à la machette, couleurs hideuses, musiques tonitruantes et bande son brute de fonderie), Gunda est une production indienne de basse extraction, plus proche de ce qui se fait du côté de Lahore, chez le voisin pakistanais, que du tout-venant de la production bollywoodienne. Outre ce goût prononcé pour un cinéma tapageur et hystérique, Gunda partage aussi avec la production Lollywood un attrait certain pour les personnages féminins bien en chair, avec cette poitrine généreuse et ces hanches larges propres aux bonnes reproductrices.


En jaune poussin : notre héros Shankar, sorte de Charles Bronson sauce curry.



En rose fuschia : sa promise Ganga, version post-moderne des venus stéatopyges du paléolithique.



Un couple pas si mal assorti, finalement...

En somme, regarder Gunda, c'est s'immerger avec plaisir dans un monde où tout est souligné, surligné, appuyé, avec des personnages stéréotypés, des structures narratives stables, des situations claires, des antagonismes limpides. Dans Gunda, la nuance, l'ambiguïté n'existent pas. Le héros est parfaitement bon et droit, le méchant parfaitement vil et révoltant, la victime toujours innocente et vulnérable, le traître parfaitement fourbe etc. Le monde selon Gunda est un monde violent, mais régi par des rapports de force simples, ancré dans un manichéisme basique jamais démenti.


"I am a hater of crime, a light for the honest and a flame for the hooligans."



"I am a hero for the poor and a villain for people like you. My name is Shankar. I am Gunda N°1 !"

Jadis, lors de banquets où ils buvaient du vin chaud coupé d'eau, les Grecs de l'Antiquité pleuraient à chaudes larmes en écoutant l'aède chanter au son de la phorminx des aventures qu'ils connaissaient pourtant par coeur. De même aujourd'hui, les masses indiennes vont voir et revoir un spectacle qui est toujours le même : le triomphe du Bien contre le Mal, de l'Amour contre la Haine et, dans le cas du film sécuritaire, le triomphe d'un justicier populaire sur les plaies qui affectent leur quotidien.


Gunda, c'est aussi un nanar au discours populiste, qui propose quelques fines répliques comme "Politics and hooliganism are two illegitimate offspring of the same father" !

Qu'ils s'agisse de Gunda, Garv ou Shahenshah (le "Indian Punisher" avec Amitabh Bachchan), le schéma reste immuable et soigne sa fonction d'exutoire. A travers le personnage d'Ulysse, les Grecs réaffirmaient leur identité en célébrant le triomphe de leur héros et de leur civilisation sur les sauvageries baroques et cruelles du monde - les sirènes, le Cyclope, les lotophages etc. Près de 3000 ans plus tard, les Indiens se réunissent eux dans les salles obscures pour oublier leur problèmes le temps d'un film et célébrer collectivement le triomphe de Mithun sur la violence, la pauvreté et la corruption. Et, indirectement, celui du réalisateur Kanti Shah sur ses ennemis à lui : la subtilité, la finesse, la sobriété et le bon goût, à qui il aura encore réussi à flanquer une belle raclée !


Kalachnikov, rickshaws et 'stache XXL : bienvenue au Moustachistan...

Nanar âpre et tonique comme une chique de bétel, Gunda se situe à mi-chemin entre un Garv et un Badmash Te Qanoon, soit, en langage un peu moins crypto-référentiel, le croisement entre la fine fleur du film sécuritaire indien bas du front et la rugueuse impéritie du cinéma pakistanais. Autrement dit - pour être plus explicite encore - un film qui devrait faire fuir les filles sages comme des images, et ravir les garçons turbulents amateurs de divertissements bruyants et régressifs. Bulla, khullam khulla !






Mithun, la force tranquille.

Au chapitre des anecdotes, signalons que Gunda a eu maille à partir avec la censure de son pays, comme nous l'apprend un article de l'Indian Express daté du 24 septembre 1998. Dans sa version uncut, le film fut rejeté sans ménagement par le comité de censure, à la suite de quoi le producteur Anil Singh proposa un montage moins gratiné qui obtint le feu vert pour une exploitation en salles. Sauf qu'il s'avéra que la version uncut initiale, non censurée, fut projetée dans certains cinémas de Mumbai (Bombay) lors de la sortie du film le 4 septembre 1998. La filouterie fut découverte après réception par le comité de censure d'une lettre de protestations, envoyée par un groupe d'étudiantes, qui s'indignait du contenu du film en termes de violence, de sexe et de langage obscène. Après enquête et constatation que c'était la version non censurée qui était exploitée, Gunda fut retiré de l'affiche et les copies saisies par la police. Difficile de savoir avec certitude si la version DVD visionnée pour les besoins de cette chronique est bien la version censurée, mais la présence du A majuscule sur le certificat du comité de censure, présent au début du film comme pour toute production indienne, semble indiquer que oui.

- John Nada -
Moyenne : 3.63 / 5
John Nada
NOTE
3.75/ 5
Rico
NOTE
3.5/ 5

Cote de rareté - 4/ Exotique

Barème de notation


Gunda est disponible dans une édition DVD sans fioritures, avec notamment des sous-titres anglais corrects, et des sous-titres français plutôt surréalistes. Pour celles et ceux qui habitent Paris, cette édition est disponible pour une bouchée de pain dans la boutique "Bollywood Paris" située au 98 rue du faubourg Saint-Denis, pas loin de la gare de l'Est. N'hésitez pas à réclamer le film directement au vendeur derrière le comptoir à DVD, il a une connaissance encyclopédique du cinéma bollywoodien.