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Entretien avec
Grant Temple

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Grant Temple

L'égalité sur le web, ça n'existe pas. Pour s'en convaincre, il suffit de taper "Brad Pitt" et "Grant Temple le ninja" dans Google, et de comparer les résultats. Décidée à combattre une aussi scandaleuse injustice, et apaiser ainsi la légitime frustration des légions de fans de monsieur Temple à travers le monde, l'équipe de Nanarland n'a eu d'autre choix que d'interroger l'intéressé, et lui offrir ainsi sur ce site une place que Brad Pitt n'aura jamais. Le fruit de cette action ciné-militante, c'est un entretien léger où, photos personnelles à l'appui, Grant nous en apprend encore un peu plus sur le statut de gweilo dans le Hong Kong des années 80, la firme IFD, le producteur Joseph Lai, le réalisateur Godfrey Ho, et les conditions de tournage de ces mirifiques "2-en-1" ninja qui ont fait le bonheur de tant de cinéphages déviants.

Interview menée en août 2008 par John Nada.


Pour commencer, pourriez-vous nous dire d'où vous venez, ce qui vous a amené à vous établir un temps à Hong Kong, et comment vous avez commencé à travailler dans l'industrie ciné ?

Je suis né à Winnipeg, dans la province de Manitoba, au Canada, en septembre 1960. Après avoir vécu un temps à Vancouver, j'ai un jour décidé de suivre ma petite amie de l'époque dans sa ville d'origine... Hong Kong. J'ai voyagé dans la plupart des pays d'Asie, mais suis resté à HK parce que c'est là qu'habitait celle qui était alors devenue ma fiancée. Comme j'avais participé à la plupart des pièces de théâtre de mon école et que j'aimais bien jouer la comédie, je me suis dit qu'être acteur-figurant pourrait être une chouette façon de passer un peu de mon temps libre tout en voyageant. La plupart des expatriés dans ma situation donnaient des cours d'anglais, mais moi je n'étais pas là-bas pour travailler, c'était avant tout des vacances.

Dans les années 80, les occasions étaient nombreuses pour les Occidentaux de tenir de petits rôles dans des films de HK, des Philippines ou d'Indonésie, ces productions souhaitant internationaliser leur casting pour favoriser leur exportation en Amérique du nord et en Europe. Avez-vous eu de telles opportunités en dehors de vos rôles dans les productions IFD/Filmark ?

Bien que la plupart des films dans lesquels j'ai joué aient été produits par IFD, j'ai aussi fait quelques petites apparitions ici et là à Hong Kong. J'ai été figurant à de nombreuses reprises, la plupart du temps dans des films dont je ne connais même pas le titre, parce que personne sur le plateau ne savait comment s'appellerait le film au moment où on le tournait. J'ai notamment eu un rôle dans "Taipan", aux côtés de Brian Brown, ce qui m'a valu de passer dans Entertainment Tonight, une émission télé américaine. J'ai aussi joué un commerçant dans "Harry's Hong Kong", un show télé de détective de David Sole, et un moine qui se fait rosser par Jackie Chan dans "Mister Dynamite".

Grant Temple, figurant (en arrière-plan à droite) dans "Tai-Pan" (1986).

Malgré les nombreux témoignages que nous avons pu recueillir, il reste difficile de déterminer à quel point Godfrey Ho et Joseph Lai étaient malhonnêtes ou non. Pour certains (Richard Harrison, Bruce Baron), il s'agissait de véritables escrocs manipulateurs et sans scrupules, pour d'autres (Stuart Smith, Mike Abbott), c'était juste des individus besogneux qui gagnaient leur vie en tournant des films médiocres et fauchés. Quelle est votre opinion à leur sujet ?

C'est une question à laquelle il est bien difficile de répondre dans la mesure où, de toute évidence, nous n'étions tenus au courant de rien ou presque, parfois pas même de l'intrigue des films que nous tournions ! J'ai cependant entendu dire qu'ils avaient dénoncé Richard Harrison au fisc de Hong Kong quand il a tourné un film pour une autre compagnie [Nanarland : la société Filmark dirigée par Tomas Tang]. C'est sans doute la raison pour laquelle Richard les qualifie d'escrocs. Vous savez, la plupart d'entre nous travaillions au noir et étions payés de petites sommes de la main à la main. Richard, lui, était payé environ 10 000 dollars par mois, en échange de quoi il était entendu qu'il tournerait dans tout ce qu'ils pourraient développer au cours du mois. Joseph Lai payait la plupart de ses frais, c'est pourquoi il est devenu furieux quand il a appris que Richard tournait en parallèle un autre film à Hong Kong.

Richard Harrison et Grant Temple, dans "Opération Ninja" ("Ninja Operation: Licensed to Terminate", 1987).

Quels souvenirs gardez-vous de ces personnes, si vous les avez jamais rencontrées : les réalisateurs Godfrey Ho & Philip Ko, les producteurs Tomas Tang (Filmark), Joseph Lai et sa soeur Betty Chan (IFD), les acteurs Richard Harrison, Bruce Baron, Stuart Smith, Pierre Tremblay, Mike Abbott, Alphonse Beni ?

Godfrey Ho était un type vraiment amusant, avec un objectif clair : faire plein de films avec plein d'action. Il était tout le temps en train de réfléchir à ses angles de prises de vues. Un jour où nous tournions, je lui ai demandé quelle était l'intrigue du film, en lui expliquant pour argumenter que connaître l'histoire me permettrait de réécrire mes lignes de dialogue, pour que mon texte ressemble au moins à quelque chose que les gens puissent comprendre (nos dialogues étaient rédigés dans un très mauvais anglais). Il me dit "INTRIGUE ? Comment ça, intrigue !" Je lui réponds quelque chose comme "tu sais, c'est un peu le coeur d'une histoire..." et il se met alors à hurler "JE SAIS C'EST QUOI, L'INTRIGUE ! Les gens ils s'en moquent, l'intrigue, les gens ils veulent juste voir la bagarre !". Dès lors, inutile de préciser que les scénarios de ces films étaient plus que réduits. En fait, ils ont intégré nos scènes dans des films japonais [Nanarland : en réalité thaïlandais, philippins, coréens et taïwanais] et les ont revendus sous cette forme. Il paraît que j'étais très populaire en Ouganda, du moins c'est ce que me racontait Richard en rigolant !

Godfrey Ho et son chapeau-parasol, sur le tournage de "Opération Ninja".

Joseph Lai, je le connaissais seulement comme le boss, le supérieur. Il m'avait l'air de quelqu'un de très carré. C'est celui que j'ai rencontré en premier et par qui j'ai décroché ce boulot.

Richard Harrison était un acteur assez pro. C'est aussi quelqu'un qui appréciait la gent féminine de Hong Kong. Bien souvent, il m'incitait à partir "en chasse" avec lui, mais j'avais une copine à l'époque et je ne l'ai jamais accompagné. Aujourd'hui je regrette... La plupart d'entre nous ne nous côtoyions pas en dehors des tournages, mais j'ai passé quelques bons moments de rigolade en sa compagnie. Son titre de gloire, à ce qu'il racontait, c'est qu'il aurait dû être "le bon" dans le film "Le Bon, la brute et le truand" avant que le rôle n'échoit finalement à Clint Eastwood [Nanarland : il s'agit en fait du film "Pour une poignée de dollars", également de Sergio Leone]. Sur le tournage de "Black Ninja", il y a une scène où Richard m'a dit : "Quand je vais débarquer dans ton bureau je vais être très agressif... n'oublie pas que ce n'est que de la comédie". Il m'a attrapé si brutalement et m'a secoué avec une telle violence que j'ai frôlé le traumatisme cervical. J'en ai gardé des bleus sur la poitrine pendant des semaines. Terrible ! Si vous regardez le clip sur Youtube, vous verrez que je suis pris complètement au dépourvu... ce qui n'en rend cette scène que plus réaliste.

Richard Harrison et Grant Temple, dans "Black Ninja" (1987).

Stuart Smith et moi étions très bons amis et passions une bonne partie de notre temps libre à faire la fête ensemble. Il vivait près de la plage du côté de Shatin, et pour lui les choses avaient l'air de plutôt bien rouler. C'est quelqu'un dont j'appréciais le caractère, et avec qui on était sûr de se marrer.

Stuart Smith sur le tournage de "Black Ninja" (1987).

Comment viviez-vous votre statut d'acteur/figurant gweilo à Hong Kong ? Parliez-vous le Cantonais ?

On nous traitait plutôt bien. Côté salaire, on était payés quelque chose comme 500$ par film. En ce temps-là, les auberges de jeunesse étaient pleines de routards occidentaux à la recherche d'un petit boulot payé en cash. Alors que la plupart d'entre eux donnaient des cours d'anglais, moi je traînassais sur les plateaux de tournages en jouant aux cartes... ou bien je ne travaillais tout simplement pas, dans la mesure où mon salaire horaire sur un film était généralement le double de celui d'un prof (travailler moins pour gagner plus tout en voyageant, c'est ce que j'appelle un bon plan !). Je n'ai jamais appris le chinois, parce que ma petite amie était bilingue et que je n'avais pas vraiment de raison de m'y mettre.

Grant et sa doublure, Danny Ng.

Avez-vous eu l'occasion de voir ces films de ninja depuis leur tournage, ou au moins entendu parler d'eux ? Saviez-vous qu'aujourd'hui encore, on en trouvait des éditions DVD dans de nombreux pays européens ?

Pendant longtemps, le seul que j'ai pu voir était "Power of Ninjitsu", sur lequel je suis tombé par hasard dans un vidéoclub il y a une dizaine d'années. Récemment, j'ai pu dégotter "Ninja: Silent Assassin" alias "Black Ninja". Celui-là, je ne savais même pas qu'il existait jusqu'à il y a encore trois mois, lorsqu'un de mes élèves (j'exerce aujourd'hui le métier d'enseignant) est tombé dessus sur Youtube. C'était plutôt cool de pouvoir enfin les regarder, après toutes ces années à me demander ce que ces trucs avaient bien pu devenir.

"Ninja Operation 5: Godfather the Master" alias "Power of Ninjitsu".

Si l'on en croit Stuart Smith, il semblerait que vous ayez aussi travaillé comme doubleur...

Non, j'ai quitté Hong Kong et suis retourné finir mes études à Vancouver, du coup ce n'est pas moi qui ai doublé ma voix, ni sur ces films ni sur aucun autre. Pedro Massobrio, avec qui je partageais une chambre à l'époque, avait un contrat pour doubler la plupart des films mais pour moi il était temps de partir.

Avec le recul, quel regard portez-vous sur votre (modeste) contribution à l'industrie du cinéma ?

Mes élèves me demandent souvent pourquoi j'ai quitté l'industrie du cinéma... Pour dire les choses comme elles sont, disons que je ne gagnais pas franchement des mille et des cents - je survivais tout au plus - et cette époque, aussi amusante fut-elle, n'était qu'une période temporaire de mon existence. Ceci dit, ça reste à ce jour la meilleure année de ma vie !

L'affrontement de deux ninjas, réfléchi par un technicien qu'on sent concerné...

Avez-vous jamais eu la passion de ce que vous faisiez ?

Pas vraiment, même si aujourd'hui je me dis que j'aurais dû essayer d'en faire plus. Une fois que vous commenciez à travailler pour une compagnie de films, ils faisaient appel à vous sans arrêt. Quand j'ai commencé à bosser pour IFD, je n'étais que figurant mais je me suis rapidement retrouvé avec des rôles de plus en plus importants.

Auriez-vous encore une anecdote ou un souvenir particulier à nous faire partager ?

En dehors de tout ce que je viens de vous raconter, pas vraiment, non. Je garde de ces tournages le souvenir de journées longues et amusantes, durant lesquelles on ne savait jamais vraiment trop contre qui on était censés se battre. Evidemment, je n'avais pas la moindre compétence dans le domaine des arts martiaux, mais ça n'avait aucune importance puisqu'on avait tous des doublures. J'aimais bien travailler avec le type qui s'occupait des scènes de combats, c'était un gros balèze qui nous donnait des indications sur la chorégraphie. Je n'arrive pas à me rappeler son nom mais il est facile à repérer sur les photos que je vous ai envoyées : le torse nu et plein de muscles ! [Nanarland : il s'agit de John Cheung, figure familière du ciné HK et chorégraphe des scènes d'action sur de nombreuses productions IFD]

John Cheung (torse nu avec le short rouge), chorégraphe des scènes d'action sur de nombreuses productions IFD.

Que faites-vous aujourd'hui ?

Actuellement, je suis enseignant dans la province de Colombie-Britannique. Je travaille avec des élèves qui ont des difficultés d'apprentissage, en ayant notamment recours à l'enseignement assisté par ordinateur. Ah oui... je donne aussi des cours d'art dramatique !

- Interview menée par John Nada -