Entretien avec
Nathan Chukueke
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Des films comme "Hitman le Cobra" sont la raison d'être de Nanarland. Non contents d'avoir déjà interviewé le réalisateur du film (Godfrey Ho) et ses acteurs principaux (le heros Richard Harrison et l'inoubliable méchant Mike Abbott), nous avons également retrouvé Nathan Mutanda Chukueke, un autre acteur de "Hitman le Cobra" qui jouait le rôle de "Blackie", un des sbires de Mike Abbott.
Nathan Chukueke est né le 5 août 1959, il a grandi à Brooklyn, pratiqué les arts martiaux, et fut l'un des membres les plus actifs de la "Northern Shaolin 7 Star Pray Mantis Association", basée à New York. Entre 1984 et 1991, Nathan s'est rendu à plusieurs reprises à Hong Kong et au Japon, et saisi l'opportunité de jouer dans quelques films. Nous le remercions d'avoir bien voulu prendre le temps de partager avec nous ses souvenirs.
Interview menée par John Nada en juillet 2009.
Pour commencer, pouvez-vous nous en dire un peu plus sur votre parcours avant votre départ en Asie ?
J'ai bossé sur des chantiers de construction avec un ami, Carden Taft, à New York. Je venais juste de boucler des études d'assistant juridique et je faisais un peu d'intérim. Je consacrais la plupart de mon temps libre faire du kung-fu, avec mes collègues on pratiquait le style de "la mante religieuse aux sept étoiles" (Qi Xing Tang Lan Quan). Ma mère était travailleuse sociale. Je restais chez elle quand je n'avais pas d'appartement moi-même. Généralement je vivais au jour le jour, mais dans l'ensemble ça allait plutôt bien. En plus de pratiquer le kung-fu, j'ai fréquenté régulièrement des cours de théâtre et de danse (Jo Jo Smith) à Manhattan.
Nathan Chukueke prend la pose avec des techniciens chinois sur le plateau de "My Name ain't Suzie", une production Shaw Brothers de 1986 qui semble être la réponse chinoise au film américain "The World of Suzie Wong"...
Qu'est-ce qui vous a conduit à Hong Kong, et comment êtes-vous entré dans le monde du cinéma ?
Je suis parti à Hong Kong pour visiter la ville. Mais aussi pour apprendre le maniement d'une arme particulière, le Gan, une sorte d'épée conique. Une technique que j'ai apprise avec Lee Kam Wing, qui était un jeune camarade de classe de mon principal instructeur. Sur le moment, Chiu Leun, mon professeur, n'a pas beaucoup aimé l'idée que j'apprenne avec un de ses condisciples plus jeune que lui, mais m'a plus tard pardonné cette transgression. Chiu Leun a même essayé de renforcer la communication entre les différentes écoles dirigées par notre grand maître Chiu Chi Man.
Chung King Mansions dans les années 1980.
Quand je suis allé à Hong Kong pour la première fois, vers 1984 ou 1985, j'ai d'abord logé dans un hôtel de milieu de gamme, avant de réaliser que Kowloon et l'ensemble d'immeubles appelé "Chungking Mansions", sur Nathan Road, était beaucoup moins cher, et aussi un bien meilleur endroit pour nouer des contacts. Les agents de Hong Kong, les directeurs de casting, voire d'autres voyageurs venaient à l'auberge de jeunesse "Garden Hostel" pour dénicher des figurants, surtout des jeunes filles. Un jour, c'est moi qu'ils ont recruté : ils avaient besoin d'un marin noir pour une scène dans une boîte de nuit sur l'île de Hong Kong.
Après avoir fait ce genre de boulot comme figurant, j'ai fait savoir que je pratiquais les arts martiaux mais la plupart des rôles que je décrochais consistaient à manier le flingue dans des scènes de guerre, à jouer les mafieux ou les gardes-du-corps. Pour vous donner une idée, j'ai fait cinq séjours à Hong Kong en l'espace d'environ sept ans.
Dans les années 80, l'industrie du cinéma était florissante à Hong Kong, et offrait de nombreuses opportunités pour les Occidentaux, blancs ou noirs. Dans combien de films avez-vous joué en tout ?
Je ne me rappelle même plus du nombre de films auxquels j'ai participé. Comme figurant, peut-être huit. Et en tant qu'acteur de "films d'action", comme on dit, je dirais cinq autres. Tous ces films ont été tournés sur une période de sept ans au moins. Il y avait pas mal de boulot au début, facile à décrocher, mais à chaque fois que je retournais à Hong Kong, ça devenait de plus en plus dur et je devais chercher davantage.
A un moment donné, j'ai eu un agent qui était professeur de Hung Gar [Nanarland : "style du tigre et de la grue"] et acteur lui-même. Bon en kung-fu, mais pas terrible comme agent. Il s'appelait Chiu Chi Ling, il a tourné dans ce film de kung-fu parodique où un type se fait projeter dans le ciel avant de frapper le gars qui utilise le style du crapaud en laissant une empreinte de main géante dans le sol. Mon agent, qui était le pratiquant de Hung Gar, a joué le rôle de façon un peu délirante je crois, un truc marrant.
Chiu Chi Ling dans l'excellentissime "Crazy Kung-Fu" ("Kung Fu Hustle"), réalisé et interprété par Stephen Chow.
Comme le travail devenait de plus en plus dur à trouver à Hong Kong, j'ai décidé de m'entraîner un peu plus pendant mes voyages suivants et de moins traîner, alors j'ai rejoint la salle de sport d'Eddie Maher. Sa salle était très populaire et beaucoup d'acteurs de films d'action la fréquentaient, aussi bien ceux de l'Est que ceux de l'Ouest. Bolo Yeung d' "Opération Dragon" venait, ce n'était pas un type très amical de prime abord mais il était très sérieux à l'entraînement. Donnie Yen de Boston venait s'entraîner, et parfois aussi des gars de l'équipe de cascadeurs de Jackie Chan. Dans mon souvenir, Eddy était vraiment un mec cool. Sa salle avait un espace d'entraînement où on allait pour simuler des combats amicaux de temps en temps, et surtout pour s'entraîner à faire des cascades. La salle était aussi du côté de Kowloon, donc c'était facile pour aller s'entraîner. J'ai aussi trouvé du boulot en m'entraînant et en traînant avec ces gars.
Eddie Maher, un acteur de Hong Kong d'origine chinoise et portugaise, est resté invaincu en full contact pendant près de 10 ans. Sa salle de gym située sur Energy Plaza était effectivement très populaire, on la voit notamment dans des films comme "Magic Cop" ou "Skinny Tiger Fatty Dragon". Parmi d'autres célébrités locales qui s'entraînaient là-bas, on peut citer Cynthia Rothrock, Michelle Yeoh, Sammo Hung, Dick Wei...
Les meilleures discussions que j'ai eu, là-bas à la salle, étaient avec Jeffrey Falcon, un acteur intéressant qui en savait beaucoup sur la technique de la "Mante religieuse du Nord", en plus de ses vastes connaissances en Wu Shu moderne. En fait, c'était un pratiquant de kung-fu plein d'énergie qui maîtrisait BEAUCOUP de techniques, couvrant un spectre de compétences bien plus large que le Wu Shu. Il parlait très bien le mandarin et était un des rares a être directement engagé par les studios de cinéma. Certains ne s'entendaient pas trop avec lui, mais moi j'ai toujours trouvé qu'il était OK. Il évoluait dans une autre catégorie que moi pour ce qui est de trouver des rôles, c'est pourquoi je n'ai jamais eu l'occasion de travailler avec lui. Disons qu'en termes de performances martiales pour le cinéma, des types comme Jeff, Donnie, Anthony et Bruce Fontaine évoluaient en première division, et moi en nationale.
Jeffrey Falcon dans "Le Prince du Tibet" ("Prince of the Sun", 1989), avec Cynthia Rothrock.
Vous avez notamment travaillé avec le réalisateur Godfrey Ho et le producteur Joseph Lai sur au moins un film, "Hitman le Cobra". Quels sont vos souvenirs de ce film et de Godfrey Ho ? Auriez-vous des anecdotes de tournage, par exemple sur leurs méthodes de travail ? Combien avez-vous été payé sur ce film ?
A vrai dire, je ne me souviens pas suffisamment de Godfrey Ho pour en dire grand chose. Il me semble que c'était quelqu'un de plutôt sympa. En fait, je ne me rappelle plus grand chose au sujet de ce film à part qu'on a passé un sacré bon moment. Je crois qu'ils nous ont emmenés dans un coin appelé "les Nouveaux Territoires", qui donnait l'impression de se retrouver dans les bois de l'état de New York pendant les grandes chaleurs. C'était comme de jouer à la guerre mais sérieusement. Tout ce que j'avais à faire pour bien jouer mon rôle, c'était de me souvenir de ma jeunesse dans les vieux quartiers de Brooklyn. Ouais, jouer du flingue sans s'attirer d'ennuis.
On n'a pas été payés grand chose, parce que sur le film on n'était pas rémunérés comme acteurs mais comme figurants. On a été payés en liquide, en dollars de Hong Kong, et je suis sûr que ça faisait moins de cent dollars américains par jour, alors l'argent n'a pas duré longtemps mais ça aidait tout de même à se payer un lit à l'auberge de jeunesse. La vache, je me suis bien marré, c'était quand même une façon bien moins dangereuse de gagner sa vie que d'autres trucs qu'on pouvait faire pour de l'argent.
"Blackie" (Nathan Chukueke) et ses acolytes dans "Hitman le Cobra", cette fois dans un endroit connu sous le nom de "Pic du Diable", situé au sommet d'une colline, dans le district de Yau Tong. Cet endroit a servi de lieu de tournage dans un grand nombres de productions IFD et Filmark, comme "Black Ninja" ou "Ninja Terminator".
Sur Hitman le Cobra, il y avait aussi un acteur américain (le héros) nommé Richard Harrison et un Anglais, Mike Abbott (le grand méchant). Vous rappelez-vous d'eux ?
Leurs noms ne me rappellent rien, mais je pense que, si je les rencontrais à nouveau, des choses me reviendraient en mémoire.
Sur ces productions IFD ou Filmark, les premiers rôles étaient tenus par des Occidentaux, pour faire croire qu'il s'agissait de films américains. La plupart des types qui jouaient dans ces films étaient en fait des touristes ou des routards, sans expérience ni dans le domaine martial, ni dans le métier de comédien. Apparemment vous au moins vous aviez de vraies compétences en arts martiaux...
J'ai pratiqué différents styles de kung-fu du Nord et du Sud, par intermittence, depuis peut-être 1974. J'avais d'abord commencé par faire du karaté avec Claude Battle et William Oliver dans mon quartier de Williamsburg, à Brooklyn.
Par la suite j'ai eu beaucoup de profs (Sifu Chan de Hung Kuen, Dickson Lee du Long Poing, Sifu Su de la mante religieuse du Nord, Sifu Chan Tai San du Lama, Sifu Chiu Leun de la mante religieuse aux sept étoiles, qui était alors mon principal prof, un peu Lee Kam Wing à Hong-Kong sur le même système, sans parler de tous les échanges et trucs que j'ai pu apprendre auprès de collègues et d'autres artistes martiaux, à Hong-Kong et à New York), mais la mante religieuse aux sept étoiles reste mon style de prédilection. Pour autant, je n'ai jamais été célèbre dans ce domaine, j'étais juste un nom parmi d'autres. Mes camarades et moi sommes en revanche un peu reconnus pour le travail de recherche que nous avons effectué sur les arts martiaux, et je continue aujourd'hui à soutenir l'école de mon dernier prof (notre site web : www.chiuleun.com).
Nathan Chukueke (en haut à gauche) et ses camarades de la "Northern Shaolin 7 Star Pray Mantis Association", basée à New York.
En 1988 vous apparaissez aussi dans "Bloodsport - Tous les coups sont permis". Quels sont vos souvenirs de tournage et de Jean-Claude Van Damme ?
Ce film est le seul pour lequel je regrette de ne pas toucher des royalties. Le tournage était correct. Je suis content d'avoir fait pas mal de films avant celui-là. Il fallait avoir de la patience pour bosser avec Jean-Claude Van Damme. Disons juste que tout le monde n'avait pas ma patience. Ceux qui n'étaient pas suffisamment patients n'étaient pas près de voir arriver leur paye. Je pense que Bolo Yeung serait assez d'accord là-dessus.
Bolo Yeung face à Jean-Claude Van Damme dans "Bloodsport".
Dans "Bloodsport", on croise aussi Bruce Stallion alias Paolo Tocha, Geoffrey Brown, Wayne Archer ou encore Omoade Falade alias Eric Neff (un artiste martial d'origine nigériane comme vous). Ces gars-là ont tous tourné dans des films pour IFD (Joseph Lai et Godfrey Ho) et/ou Filmark (Tomas Tang). Les avez-vous connus ?
J'ai bien connu Eric Neff, c'était un collègue formidable sur et en dehors du plateau. Quelqu'un avec les pieds sur terre, pas comme certains acteurs de films d'action qui commencent à se prendre pour les personnages qu'ils incarnent à l'écran en dehors du plateau, dans la vie de tous les jours, 24h sur 24.
Omoade Falade alias Eric Neff dans "L'Empire des Ninjas" ("Silver Dragon Ninja"), produit par Filmark. Il joue aussi le sidekick de Paulo Tocha dans "Clash of the Ninjas" / "Clash Commando".
En 1990 vous avez aussi tenu un petit rôle dans "Dragon from Russia", réalisé par Clarence Fok, avec Samuel Hui et Maggie Cheung. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur ce film ?
Je me suis retrouvé sur ce film grâce à d'autres acteurs. Il me semble que c'était grâce à Anthony Houk, qui venait de San Francisco. Il vivait dans le même coin que moi. Un acteur très sympa et un excellent copain de la côte Ouest, très sous-estimé je dois dire. C'était vraiment un bon combattant, dans la vie comme à l'écran, et il a quelques belles scènes de combat dans "Dragon from Russia".
Anthony Hook en assassin russe dans "Dragon from Russia".
Ils ont pris tout leur temps pour faire ce film. Les scènes où j'apparais ont été tournées à Macao, près de Hong Kong. Un endroit très sympa et accueillant comparé à Hong Kong. On a tourné dans un cimetière, ce qui était plutôt étrange, et plus encore quand vous apprenez qu'ils enlèvent les corps au bout de quelques années seulement, pour faire de la place aux nouveaux défunts. L'équipe technique était la plus agréable avec laquelle j'ai eu l'occasion de travailler. Quand je leur ai dit, ils m'ont répondu qu'étant taoïstes c'était simplement leur façon de se comporter dans la vie de tous les jours.
Parmi ces Occidentaux qu'on a pu voir dans les films de Hong-Kong, vous avez aussi rencontré "Kung Fu John" alias John Ladalski. Quelle image gardez-vous de lui ?
John Ladalski était le grand-père de tous les acteurs étrangers de films d'action, point barre. Il avait de la classe et il connaissait son affaire. C'était un pratiquant de Jeet Kune Do. Peu de gens le savent mais il était très instruit sur les philosophies chinoise et occidentale. C'est le gars qui m'a fait connaître les rouages du milieu du cinéma de Hong Kong. Il a eu quelques problèmes avec la vague des nouveaux venus, malheureusement.
John Ladalski, "mentor, ami et compagnon de beuverie".
Certains acteurs "gweilos" ("diables étrangers" en cantonais, un terme qui désigne les Occidentaux blancs) nous ont rapporté que les Chinois n'étaient pas toujours très amicaux avec les étrangers. En ce qui vous concerne, qu'est-ce que cela faisait d'être un "huggwai" (un Noir) à HK ? Et au Japon ?
Mon séjour à Hong Kong n'était pas ma première rencontre avec des Chinois. J'ai grandi et pas mal traîné du côté de Chinatown à New York, ce que je fais toujours. Avec mes notions de chinois, et en comprenant leur culture les choses se passaient plutôt bien. Je n'ai jamais attendu grand chose des Chinois en terme de respect, contrairement à d'autres Occidentaux.
J'avais l'habitude de dire à d'autres acteurs occidentaux, qui étaient blancs, maintenant vous savez ce que je ressens à New York. Là encore, je savais qu'il fallait dire poliment aux gens d'arrêter leurs conneries quand ils vous appellent un "diable noir", ou simplement les reprendre sans élever la voix. Je n'ai jamais énervé personne, notamment en évitant de draguer les jeunes chinoises, ce qui était à la fois irresponsable et peu professionnel. Je fréquentais aussi des Chinois qui étaient respectés dans leur quartier, je buvais avec eux, ce qui fait que globalement personne ne me m'a jamais embêté. A moins que vous ne sortiez avec un membre de la famille royale, les Japonais ne se préoccupent pas de vous le moins du monde, surtout qu'il y a déjà là-bas tout ce personnel militaire étranger. En revanche, que ce soit à Hong Kong ou au Japon, il y a un truc auquel il faut faire attention : les quelques centaines ou milliers de dollars que vous pouvez vous faire sur un film ou sur un plateau de télé peuvent très bien disparaître dans la poche des agents, parce que vous êtes un étranger.
C'est marrant de voir Jackie Chan ou d'autres stars de Hong Kong faire ami-ami avec des acteurs noirs connus ces dix dernières années, tout ça c'est du marketing, du marketing, toujours du marketing. Il n'y a pas de place pour les Africains dans le cinéma chinois, et quand on voit le genre de rôles qu'on nous faisait jouer, c'est peut-être préférable. Je n'avais pas le luxe de pouvoir choisir mes rôles, tout ce que je pouvais faire c'est refuser de travailler sur certains projets, ce qui m'arrivait de temps en temps. Moi y'en n'a pas vouloir jouer les bons sauvages.
Bien entendu, dans l'Asie des années 80, les opportunités pour les acteurs noirs de dégotter autre chose qu'un tout petit rôle étaient très limitées. Je dois dire que le Japon était mieux pour travailler et faire des rencontres, mais que la vie y était horriblement chère. Le seul problème au Japon c'est qu'il y avait des tas d'Africains qui essayaient de faire croire aux agents qu'ils venaient des ghettos de L.A. ou de New York. Ca aurait pu passer s'il connaissaient un minimum le coin dont ils prétendaient venir. Je me souviens de ce type qui draguait une Japonaise très mignonne, un soir à Roppongi. La copine de cette fille m'a demandé si cet Africain était vraiment de New York comme il le prétendait, alors j'ai entamé la conversation avec le type qui en fait ne savait même pas que le métro G ne va pas à Manhattan. Je ne lui ai pas dit qu'il racontait des craques, mais j'ai prévenu la jeune fille de faire attention à son amie.
Un peu dans le même genre, il y avait aussi les types qui allaient voir des agents ou des directeurs de casting en prétendant connaître tel ou tel style d'arts martiaux. Quand on les faisait ensuite auditionner pour un film d'arts martiaux, en leur demandant de faire une démonstration de ce dont ils étaient censés être capables, ils avaient évidemment l'air d'idiots.
Durant mes derniers séjours à Hong Kong, il y avait aussi pas mal de frictions entre les jeunes acteurs occidentaux, qui se branchaient régulièrement pour savoir qui était le meilleur dans un style de combat particulier, et quel style était meilleur qu'un autre. Ces gars en arrivaient à se battre, dans les ruelles ou sur les toits du district de Kowloon, vers l'entrée de Nathan Road. Ca arrivait parfois, dans le feu de la compétition pour les castings à Hong Kong. Après tout, nous parlons de types qui avaient grandi dans les rues des grandes villes d'Amérique et d'Europe, pas de fins diplomates. C'est pourquoi la salle de sport d'Eddy était importante. Les gens pouvaient s'y faire une idée du niveau des autres, et de ce que valaient les techniques de chacun.
Nathan Chukueke prend la pose dans les studios Shaw Brothers.
Comme j'étais venu à Hong Kong pour pratiquer le kung-fu et pas pour faire des films, les gens me voyaient différemment et je n'ai pas eu trop d'embrouilles dans l'ensemble. Et comme j'enseignais la danse, que je travaillais dans les bars ici ou là, j'étais ami avec pas mal de jeunes voyageurs occidentaux. Me connaître a permis à certains de ces gars d'avoir une vie sociale plus facilement. Je ne passais pas autant de temps qu'eux à la salle de sport. Une autre raison qui fait que j'ai évité les combats de rue, c'est que je passais pas mal de temps à boire avec les Chinois de Wan Chai, au Fringe Club, ou sinon au "The Four Sisters", un bar sur Minden Road à Kowloon. C'était généralement après le départ des touristes. Au "Four Sisters", tout ce qui restait quand j'étais là-bas, c'était les hôtesses qui prenaient un dernier verre avant de rentrer et quelques businessmen qui voulaient parler des derniers match de boxe occidentaux. Pas vraiment l'endroit que fréquentait la crème des artistes martiaux, vu qu'ils devaient tous se lever tôt le matin pour aller s'entraîner à la salle d'Eddy. Aussi miteuses qu'elles puissent être, les amitiés que j'ai nouées dans les arrières-cours interlopes de Hong Kong m'ont évité pas mal de problèmes, je dois l'admettre. Des rues de New York à celles de Hong Kong, comme quoi...
Il semble aussi que vous ayez travaillé sur un film aux Etats-Unis, "Le Dernier Dragon" ("The Last Dragon"), sorti en 1985 ?
C'est mon ami Shawn Dawson (qui formait avec Al Diaz et surtout Jean-Michel Basquiat le fameux crew de graffeurs SAMO) qui m'avait parlé de l'audition pour ce film, dont il avait entendu parler à la radio. En fait il m'en a informé la veille, alors que je buvais des bières avec des potes dans le quartier d'East Village, à New York. Il m'a dit que les essais étaient le matin, je l'ai remercié, je suis vite rentré me coucher et je me suis levé de bonne heure. Les auditions se déroulaient dans une boîte de nuit, et je me suis félicité d'être arrivé tôt parce que très vite se sont formées de longues files d'attente. J'y ai croisé mon ancien prof de karaté William Oliver, qui venait lui aussi passer l'audition. Je ne sais pas ce qu'il valait comme acteur, mais sa démonstration de karaté était chouette. Moi j'ai fait une démonstration de kung-fu, de style hung keun si je me souviens bien.
Hélas je n'apparais même pas dans le montage final du film. J'étais juste un figurant grassement payé parmi d'autres (c'était un tournage syndiqué). La plupart des autres figurants étaient de gros durs et des mecs de la rue. L'ambiance était particulière, il y avait un type qui tuait le temps en lançant des fléchettes dans les murs de la salle d'attente, un autre qui jouait sans arrêt avec son couteau à cran d'arrêt, j'étais presque surpris qu'il n'y ait pas eu de blessé.
Quel sont votre meilleur et votre pire souvenir, en tant qu'acteur ou figurant ?
Mon pire souvenir, c'est la fois où je me suis fait entuber sur un cachet qu'on ne m'a jamais payé. Parmi les meilleurs souvenirs, je retiens ma rencontre avec Shek Kin, un acteur qui a notamment tourné dans "Opération Dragon". C'était sur le tournage d'un film qui s'appelait "Midnight Angel". Il y avait aussi deux femmes hautes en couleurs sur ce film.
La tataneuse allemande Christine Duhler.
L'une était une artiste martiale allemande qui s'appelait Christine Duhler - je me souviens qu'elle et moi avions le même agent, Chiu Chi Ling. L'autre était une actrice et cascadeuse sino-japonaise assez connue qui s'appelait Dai Do [Nanarland: plus connue sous le nom de Yukari Ôshima].
Yukari Ôshima, une icone populaire du film de tatane tendance "Girls With Guns" au début des années 90. A partir de 1994, elle a surtout tourné aux Philippines sous le nom de Cynthia Luster.
Avec le recul, quel regard portez-vous sur votre expérience dans l'industrie du cinéma ?
Si c'était à refaire, je le referais sans hésitation, mais j'apprendrais à mieux parler Chinois et je m'entraînerais beaucoup plus. Vous savez, au début, sur mes premiers films, aucune compétence en arts martiaux n'était requise. Par la suite, j'ai dû travailler la précision de mes coups de pied et de mes coups de poing. Plus tard, j'ai encore dû améliorer mon temps de réaction et mon jeu quand j'étais censé recevoir des coups. Si je m'étais entraîné plus dur, j'aurais sans doute pu faire mieux. Ce serait chouette si quelqu'un faisait un film sur nous et nos expériences à Hong Kong.
Je suis allé là-bas plein de fois, et j'ai fait bien d'autres choses que jouer dans des films. J'ai notamment travaillé dans des bars très fréquentés par les expatriés, des endroits comme le Fringe Club où il y avait souvent des expos d'art, des performances, et où on croisait toujours plein de monde. En dehors de ceux qui faisaient du cinéma, j'ai rencontré des gens connus comme Andrew John Ridgeley et les musiciens du groupe Wham!, quand ils ont fait étape à Hong Kong dans le cadre de leur tournée en Asie. Leurs gardes du corps étaient de sacrés personnages eux aussi. Le bassiste du groupe, Deon Estus, un vrai Bro', fut un peu ma porte d'entrée parmi eux. J'ai fait leur rencontre fortuite quand le bar dans lequel ils passaient la soirée a fermé et qu'ils se sont mis en quête d'un autre endroit où boire. De bons souvenirs.
Ca reste vraiment une période très spéciale dans ma vie. C'était avant l'utilisation massive des téléphones portables, à l'époque on avait des pagers. Je rencontrais des gens nouveaux tous les jours. L'air de Hong-Kong n'était pas trop pollué, et l'atmosphère en général pas trop mauvaise pour les voyageurs. Aujourd'hui il paraît que c'est moins facile. Grâce à Facebook et Internet en général, j'arrive à renouer des contacts avec certains des gens que j'ai pu rencontrer là-bas. Toutes ces rencontres et ces expériences, les bonnes comme les mauvaises, ont enrichi mon existence.
Qu'est-ce que vous avez fait depuis votre dernier séjour en Asie, et que vous faites-vous aujourd'hui ?
Quand j'étais plus jeune j'ai bossé quelques années comme technicien dans le milieu du spectacle, essentiellement comme technicien lumière. J'ai bossé sur des spectacles "off Broadway", à un moment j'ai aussi bossé dans une boîte de locations de câbles électriques et de matériel d'éclairage. Quand ma mère est morte, j'ai touché un peu d'argent avec lequel j'ai acheté une caméra DSR 500, qui m'a permis de vivre un moment en faisant des petits boulots de caméraman ou en la louant. Mon père aussi est décédé, mais lui je ne l'ai jamais connu. J'ai pris contact avec quelques-uns de mes demi-frères et demi-soeurs via Facebook. Les réseaux sociaux, c'est quand même quelque chose. Aujourd'hui je travaille comme éducateur spécialisé dans un lycée. Je fais aussi un peu de maintenance informatique, et j'essaie de monter un atelier d'écriture.
Nathan interviewé en 2013 dans "Boulevard Warriors", un documentaire de Rene Carson.